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UN TAXI POUR DIOSSO

Au royaume du Congo

 

 

Rached Trimèche

www.cigv.com

 

 

 

 

Pointe Noire. (Janvier 2001). Je n’ai plus 20 ans et déjà beaucoup de cheveux blancs. Renouer avec sa jeunesse est pourtant en bout de piste, au cœur du voyage, en pleine épopée. La magie suprême du voyage après la découverte culturelle du pays est de  pouvoir revivre ses 20 ans. Être dans un pays inconnu, armé de son sourire et de mille questions, c’est retrouver les ailes d’Icare pour brasser tout ce qui vient et embrasser le large horizon nouveau, riche en surprises souvent divines !

 

 

Ce soir, au bord de la plage de Pointe Noire où se profilent d’inquiétantes  et hirsutes ombres noires, je me vois chanter à tue-tête, tout comme il y a 30 jours à peine à Chisinau en Moldavie, par une glaciale nuit de décembre.  Un étrange feu rougeâtre monte de la mer, celui d’un derrick qui extrait le précieux or noir congolais. Au diable les milliers d’armes à feu qui circulent encore dans ce pays qui sort à peine d’une longue guerre civile. Il n’est que minuit et la promenade continue…

 

Les réceptionnistes de notre hôtel nous ont pourtant prévenu d’éviter de sortir à pied la nuit, mais la tentation de patauger comme des canards en milieu de chaussée, dans de profondes flaques d’eau fangeuse, est plus forte. Pas âme qui vive. Les restaurants sont déjà fermés et nous nous  contentons d’un bar-restaurant au fond d’une ruelle isolée. Bordé de bananiers, d’hibiscus rouges et de cocotiers géants, le  Rubens  ouvre ses portes sur un autre siècle, un autre monde. Imaginez un établissement d’Afrique équatoriale fréquenté exclusivement par des Blancs, avec un orchestre et des serveurs Noirs. Une lumière tamisée, une musique entraînante et langoureuse couve les clients en fête. Une jeune Portugaise tout de rouge vêtue nous installe dans de confortables fauteuils bleus rayés de blanc.

Tous ces Blancs représentent aussi bien Elf-Aquitaine, Schlumberger, Agip que d’autres consortiums américains et français. Le pays, « chasse gardée » de l’ancien colonisateur, réussit à les maintenir en place durant de nombreuses années. Mes nouveaux amis avouent y être en majorité depuis plus de 10 ans. C’est que le jeu en vaut la chandelle.

Nous sommes dans un Congo qui produit  non seulement 12 millions de tonnes de pétrole offshore par an  (5e après l’Algérie, la Libye, le Nigeria  et le Gabon ) mais également du gaz naturel, du bois, du cuivre, de l’uranium, des diamants et de l’or.

 

HÔTEL SANS EAU

 

Se réveiller sans eau courante dans le seul hôtel 5* du pays est plutôt surprenant.

Point de douche, ni de café ! À la guerre comme à la guerre, avec un tube dentifrice et une brosse à dent en poche, nous quittons notre hôtel M’bou-Mvoumvou pour aller vers un sympathique café parisien. Elle est blonde de tête et ébène de peau. Mireille née en Afrique Centrale, de père français et de mère Banguissoise est fière de sa tignasse colorée et défrisée. Gérante du café, elle accueille avec un large sourire trois jeunes Français de 60 ans qu’elle place autour d’une table centrale. Son cappuccino est hélas froid et ses croissants viennent de la boulangerie voisine.

Les caprices du hasard qui guident le voyageur encore endormi le poussent à chercher cette pâtisserie sans trop savoir pourquoi. Le cours du voyage changera à cette minute même.

Une luxueuse pâtisserie arbore sur son entrée 8 lettres magiques : « Phenicia ». La sœur de Carthage, Tyr la Phénicienne libanaise, tissera rapidement une solide amitié entre les enfants de ces deux villes historiques. Ce lieu où nous avons dégusté les plus délicieux gâteaux et croissants du continent, après Cap Town,  deviendra notre Q.G. ou Quartier Général. C’est ici que l’on rencontrera les marchands d’œuvres d’art dont l’un s’improvisera guide pour Diosso. Le voyage s’annonce compliqué à plus d’un titre. Il nous faudrait trouver un taxi qui accepte de quitter Pointe Noire, qui ait plus de 10 litres d’essence dans son réservoir pour nous conduire au village de Diosso, à une heure de route à peine, pour aller ensuite affronter la route chaotique qui mène au Roi du Congo.

Joseph notre jeune guide nous abandonne au bout d’une heure de marche dans une station service où une  plèbe en attente fulmine de rage. Mal rasé, filiforme, vêtu d’une simple chemise qui fut un jour blanche, notre pompiste en faction hurle en tous sens puis jette avec force et fracas un gros bidon jaune de 20 litres. Esseulé et taciturne le bidon vide se retrouve en bout de queue. Soudain jaillit de nulle part une belle silhouette noire tout de noir vêtue, cachée derrière de grosses lunettes Ray-Ban. Son parfum laisse un doux sillage et son verbe châtié ose à peine apostropher le fougueux pompiste qui vient de jeter son précieux bidon jaune. Je ne sais ni comment ni pourquoi je suis pris pour « l’époux de la dame esseulée » qui doit  de suite réparer une injustice et redonner au bidon la place qui lui revient. En tête de queue. La foule bruyante et jacassante se tait comme par miracle. Un cercle se forme autour du malheureux couple désabusé qui n’aura peut-être pas de carburant ce soir, dans un pays qui produit pourtant près de 12 millions de tonnes de pétrole par an. La foule dont les mouvements sont souvent mystérieux me disait un chef d’Ētat mexicain il y a plus de 20 ans, se transforme ce midi, en protecteur du malheureux couple jeté aux orties et aux oubliettes de l’histoire.

Le bidon plein comme par magie est embarqué à bord d’une 4x4 noire rutilante. Evelyne accepte courtoisement de nous déposer au marché de Pointe Noire d’où partent les taxis pour Diosso. Plus d’une heure de route, pataugeant dans une terre glaise où les nids-de-poule se veulent des nids d’éléphants, au niveau de l’équateur, La pluie ne cesse de nous arroser au rythme des 12 mètres d’eau/m2 qui tombent par an au Congo. Avec la ferme promesse de se revoir le « jeune couple » qui ne le fut jamais se sépare avec une certaine mélancolie.

 

À la recherche d’un taxi

 

Avec R.B. mon compagnon de route nous sommes transformés en épouvantails trempés et flottants. Ni bus, ni car, ni taxi pour Diosso. Deux heures interminables où l’image de la jeune dame en Ray-Ban devient un mirage ou une simple illusion. Drue, tenace et pénétrante la pluie nous fouette à souhait. Une douce température de 25°C nous rend cette « baignade sur  route » presque sympathique et la gadoue presque agréable. Ce n’est pas un bain de thalassothérapie aux algues marines mais une véritable « marée noire » qui inonde un semblant de chaussée. Sous cette pluie diluvienne, le souvenir de mon 165e pays visité sera marqué d’une croix blanche.

Soudain apparaît comme par miracle un taxi bleu. Une Renault vieille de 30 ans nous accueille à son bord. Les sièges sont défoncés et les deux vitres avant sont absentes. Le plus curieux est le pare-brise. Imaginez le Français Douillet, champion du monde de Judo, donnant un coup de poing en plein pare-brise côté passager et que son poing ne casse point le verre mais le déforme en une bosse concave de 25 centimètres de diamètre. Le verre fendu mais non brisé est entouré d’une auréole semblable à  un halo d’une lune de 40 cm de large. Bonjour le spectacle ! Seconde surprise, Daoud le conducteur tchadien refuse de partir avec moins de six passagers. Mais comment vont-ils s’incruster dans ce taxi ?  Il est vrai que l’arbre à palabres est bien né en Afrique et que nous serons obligatoirement six passagers à bord. Une jeune passagère se retrouve sur les genoux hospitaliers de mon ami…sur la banquette arrière.

Au bout d’une heure de route qui en semblait dix, après avoir subi moult tangages et roulis, le chauffeur décide d’embarquer dans son coffre arrière, déjà plein, un sac de sucre de 50 kg .

À la seconde ou nous commencions à penser quitter ce taxi vraiment dangereux surgit une tête noire et crépue à travers notre fenêtre ouverte. Il s’exclame à ma vue : " mais vous êtes le mari de la femme au bidon d’essence jaune ? » La suite est rapide. Moussa, notre nouvel ami croisé le matin même au kiosque à essence de Pointe Noire, sera notre nouveau guide. Il prendra le temps de manger son riz à la main, en boulettes grasses, dans son hangar commercial où s’amoncellent une centaine de sacs de ciment indonésien. Encore une heure de brousse africaine pour arriver au village de Diosso.

Le maire est absent et aucun 4x4 n’est disponible. Comment parcourir les 2 kilomètres restant, sur un chemin qui n’est qu’une profonde entaille dans la jungle ? L’eau ne cesse de nous envahir et nos idées se noient dans la torpeur.

Dire que le Roi du Congo est là, juste après ces fabuleuses gorges rougeâtres, ce cirque qui rappelle celui de Cilaos à l’Ile de La Réunion et que nous sommes plantés ici ? À la Paix comme à la Paix, Moussa accepte, la mort dans l’âme, de lancer sa Toyota bleue, dans le dernier circuit des 24 heures de Diosso !

Après 30 minutes de « navigation » une insolite barrière de bambou jaune marque le début du royaume. Magique, simple et incroyable. Une banale banderole en tissu annonce en lettres rouges «  ROYAUME DE LOANGO ». Oui, au cœur de la République le royaume du Congo est toujours là. Après de longues palabres avec les préposés et les sujets de sa majesté nous n’avons  réussi qu’à obtenir un rendez-vous pour le lendemain matin.

Le chemin de retour sera silencieux et rêveur sur les traces indélébiles de l’histoire du Congo. Long de 4 700 kilomètres, le fleuve Congo né au Katanga se jette dans l’Atlantique et donne son nom à deux pays : le Congo Kinshasa dit belge ou République Démocratique du Congo (ex-Zaïre) affectueusement appelé aujourd’hui Congo-Kabila et le Congo Brazzaville dit français où nous sommes maintenant. En 1875, le Français Savorgnan de Brazza explore la région qui sera ensuite intégrée en 1910, comme colonie dans l’A.O.F. ou Afrique Equatoriale Française. À la fin de  la 2e Guerre mondiale en 1944, le Général de Gaule jetta ici, à Brazzaville la capitale, les bases de l’Union française. Deux ans plus tard le Congo deviendra un TOM (Territoire d’outre mer) comme l’actuelle Polynésie française par exemple, jusqu’en 1956. Pendant douze ans le pays sera mené par l’abbé  Fulbert Youlou jusqu’à l’avènement de la République et celui de l’autonomie en 1958 et  enfin l’indépendance totale en 1960.

La République sera houleuse. Massamba le socialiste succède à Youlou et Marien Ngouabi qui penche vers la Chine sera assassiné en 1977. Une longue lutte fratricide entre les leaders Lissouba et Sassou-Nguesso déchire le pays. Sassou-Nguesso hérite finalement en 1997 d’un Congo dévasté, ruiné et endetté. Cette semaine de janvier 2001, il reçoit à Brazzaville le patronat français, le MEDEF, et  David Kaefer, Ambassadeur des USA, ses deux bailleurs de fonds et commanditaires de ses richesses minières !

 

ROYAUME de LOANGO

 

24 heures plus tard et d’une façon plus aisée, nous sommes de nouveau au royaume de Loango sous un soleil éclatant. Un ensemble de cases en bambou recouvertes de tuiles rutilantes forme toute la demeure du roi. Son véritable château étant en réparation, ce sont ces cases de fortune qui accueillent la cour et  les dix sages du pays représentant les dignitaires des dix principales régions du Congo ! Son prédécesseur fut destitué il y a 25 ans et l’actuel roi Malonga ne fut intronisé par son peuple que le 4 novembre 2000. Nous sommes dans le monde des  Téké, du Loango et des pygmées de la forêt équatoriale.

 

Un interminable défilé, ponctué de protocole, rites, us et coutumes laisse très peu de temps à notre rencontre. Une plongée dans un autre millénaire que cette journée chez le roi du Congo. Parmi des centaines d’images restera celle d’une petite case centrale avec un trône couvert d’une peau de léopard, un tapis persan, trois plumes blanches, un arc ancestral, un curieux ventilateur au silence oublié et ce colifichet en ivoire que je porte autour du cou, en souvenir du roi. Du haut de ses soixante-dix ans sa majesté nous explique la royauté : « Chez nous, contrairement à la couronne britannique ou espagnole ce n’est pas mon fils qui sera mon successeur et je ne suis pas le fils du roi défunt. L’héritage de la couronne se fait par les neveux. Ainsi seul le fils de la sœur peut y prétendre et non le fils du frère qui tombera dans l’oubli comme le fils du propre Roi. La raison est  fort simple. L’Africaine fort désirable et le mari fort volage ne peuvent garantir un parfait sang bleu. La sœur du roi est par définition pur sang bleu. Son fils ne peut-être que du même sang royal. Reste la démocratie qui sera souveraine si la sœur en question a plusieurs fils. Il y aura alors un vote, un choix ou une élection entre les neveux prétendants à la couronne royale. La carte de la sécurité est la seule en jeu ». La sagesse africaine ou la logique sans faille !

 

DÎNER AU CLAIR DE LUNE

 

C’est notre dernier soir à Pointe Noire et notre soirée s’annonce insolite. Retour vers la plage, au club privé des pétroliers qui nous accueille sur présentation d’une carte diplomatique. En quelques secondes, la profonde Afrique noire fait place au luxe et au lucre des Seychelles et de l ‘île Maurice. La mer se mû en lagon, la lune se pare de tous ses feux et le sable cristallin qui nous sépare de l’océan atlantique est une véritable invite au voyage. Le premier restaurant se veut fastueux et croule sous une dense végétation équatoriale qui l’enferme sur trois côtés.  Le second a l’avantage d’être pratiquement en bord de mer, vêtu des seuls feux de la lune et bercé par la douce mélodie d’un orchestre créole. D’immenses cocotiers s’élancent courbés vers les nuages, en quête d’une obole divine. Là, tout au bord de l’eau surgissent soudain des dizaines peut-être des centaines de crabes blancs qui gigotent en tout sens. Je retrouve l’ambiance de mon île de Grenade aux larges des Antilles avec un zeste de Pralin, aux Seychelles, et la fragrance  des Villas du paradis à l’île Maurice. Tout n’est qu’ordre, beauté et volupté disait notre ami Baudelaire. Deux heures de quiétude et de bonheur à voir défiler un festival de poissons, de crustacés et de fruits de mer, le tout arrosé d’un bon vin blanc d’Afrique du Sud.

Heureux pétroliers étrangers qui vivent au Congo. Leurs maisons sont des villas de maîtres, leurs restaurants des trois fourchettes et leurs escapades dans la forêt vierge conjuguent la passion et l’éternel recommencement. Un jour, peut-être, les autochtones congolais pourront profiter eux aussi de leur pays, raffiner leur pétrole, extraire leurs minerais précieux et partager plus équitablement leurs innombrables richesses. Reste encore le fait de le décider et surtout de le faire. Amen !

 

Brusquement le décor s’entoure de mystère. Un léger nuage gris voile la pleine lune. Nous sommes les derniers clients du restaurant.

Soudain, mon verre pourtant vide est noyé d’eau. Une balle blanche, semblable à une balle de golf monte et remonte allégrement dans ma coupe de cristal. Silence. Inquiétude. Mais voilà que la balle s’envole, prend du volume et commence à faire le tour de notre table en rasant ses bords. Lentement au départ et puis de plus en plus vite. Elle prend la forme d’une lune et cet astre naissant nous subjugue et nous envoûte ! La balle n’est pas une balle, la lune n’est pas une lune. Elle s’arrête, reprend son élan, tourne encore autour de nos têtes éberluées et redevient le satellite géostationnaire de notre bonne vieille terre, une belle lune de janvier qui rend le voyageur dubitatif et heureux!

L’imagination débordante galopant à  brides abattues nous fait souvent don de quelques minutes de grâce. Ces instants de « lune qui danse » et ces moments de délectation face à l’Atlantique forment le secret du bonheur. Dans une vie qui s’évade à vive allure, ces brefs instants sont les seuls moments où la vie acquiert encore plus de sens. Des instants de qualité.

De cette plage de Pointe Noire, une hirondelle au dos d’ébène et au ventre de lait, trisse et gazouille porteuse d’un salut nocturne au roi du Congo.

 

 

Rached Trimèche

(janvier 2001)

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