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La Dame du bougainvillée,

Faibles hommes si vous saviez!

 

Par Rached Trimèche

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Il fait chaud. Très chaud. 40 degrés à l’ombre.

Ce beau restaurant en front de mer, sur les collines de Carthage est pourtant bien aéré avec sa vaste terrasse ombragée.

 

Il est 13H30, le restaurant est plein à l’exception d’une seule et unique table sous un géant bougainvillée blanc.

Soudain, voilà que tous ces messieurs, clients du restaurant, délaissent leur poisson frais, la fourchette suspendue et essayent de retenir, avec pudeur, leur émoi.

Elle est grande, jeune, belle et surtout bien cachée sous de larges lunettes noires, à moitié habillée d’une micro jupe de cotonnade blanche et d’un chemisier jaune canari bien décolleté.

La table au bougainvillée devient rapidement le point de mire de tout le restaurant avec cette jeune dame qui ne cesse de gigoter, de se tortiller et de lire en tous sens, le menu du jour.

Un jeune homme, la trentaine naissante, piaffant d’impatience et retenant avec peine son afflux d’adrénaline débordant, se lève gauchement et se dirige vers la dame du bougainvillée. Il l’accoste sans vergogne et lui dit :

 

-  « Madame, vous êtes seule depuis une demi-heure avec votre escalope pommes frites à moitié calcinée et vous ne voyez même pas cette belle Méditerranée qui porte le souvenir des éléphants d’Hannibal ».

 

Sans même le regarder, la dame continue à découper sa viande.

 

- « Permettez, Madame, que je partage votre table. On aura tous deux meilleur appétit et cela sera moins triste pour nous ».

 

Soudain c’est la catastrophe ! La fée magique se transforme en une furie qui se dresse d’un bond et qui lui dit :

 

- « Mais enfin, pour qui me prenez vous Monsieur, pour une prostituée? Vous êtes un ignoble, un monstre et je suis surtout peinée par la direction de ce restaurant qui permet l’entrée à de pareils énergumènes. Allez chercher ailleurs votre genre de femmes! »

 

Interloqué, pâle et muet, il reste figé sur place. A reculons, il regagne sa table sous les regards réprobateurs des autres clients. Il ne savait pas quoi faire ni où cacher sa gêne. Il ne comprendra donc jamais les femmes !

Pourquoi une si belle créature peut-elle agir ainsi ?

Buvant sa honte à petites gorgées, il contemple sa viande refroidie! Tant de plats se mangent à froid, mais comment se vengera-t-il? Les ténèbres de Carthage dévoilent soudain un visage accroché à l'écume qui vient mourir langoureusement sur la muraille du restaurant. Elle est là. Majestueuse et énigmatique quittant les bras d'un mercenaire et plus tard ceux de Gustave Flaubert. Le film est rapide: « Lors de la première Guerre punique, qui a opposé Rome à Carthage, cette dernière a fait appel à des mercenaires de différentes nationalités. C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Amilcar. Les mercenaires rentrés de Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d'Eryx. Ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté. »

 

De son côté la dame du bougainvillée était perdue dans ses ténèbres.

Mauvaise conscience pressante, elle réalise son geste stupide et trouve rapidement un début de solution, en repensant à l’histoire de la déesse Tanit et de l’héroïne Salambô, sur les ruines de cette même cité punique, Carthage. Elle retrouve dans les tréfonds de sa mémoire, la tactique de l'héroïne: las d'attendre d'être payés, les mercenaires qui ont combattu Rome pour le compte de Carthage se sont révoltés. L'un d'entre eux, Mâtho le Libyen, réussit à s'introduire dans le temple de la ville et à voler Zaïmph, le voile sacré protecteur de Carthage, de la déesse lunaire Tanit, dont dépend, croit-on, le destin de la ville.

Pour sauver Carthage, on fait appel à Amilcar Barca. Sur les conseils du grand prêtre Schahabarim, Salammbô, la fille d'Amilcar, se rend au camp des mercenaires, se donne à Matho et parvient à dérober le talisman, le voile de Tanit…

 

Mais accepter la compagnie de l’intrus de ce restaurant est exclu. Il n’y a point de talisman à récupérer…Que faire pour réparer l’affront fait au jeune homme ?

Elle se déploie langoureusement, ôte ses lunettes faisant paraître ses beaux yeux verts et s’avance conquérante vers sa jeune proie blessée.

Derechef, elle tire une chaise et s’assoit face à lui :

 

- « Monsieur, je vous est peut-être choqué par mes propos, veuillez m’en excuser, mais je suis une jeune psychologue et je donne demain matin un cours à la faculté, sur le comportement masculin. J’ai simplement voulu tester le vôtre ».

 

Elle regagne fièrement sa table et retrouve ses pommes frites.

 

Rapide, le monsieur a déjà trouvé sa réplique. Il se lève énergiquement et se dirige tête haute vers la dame du bougainvillée. Face à elle et à tu tête, il lui crie :

 

-         “Mais vous êtes folle, vous êtes cinglée. 500 dinars pour passer la nuit avec vous.....?”

 

Rached Trimèche

(juin 1995)

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