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ROBINSON CRUSOÉ
Sur les traces d’Alexandre
Selkirk
Par Rached Trimèche
www.cigv.com
Baie de Cumberland. (Février
2000). Daniel Defoe si tu savais le nombre de jeunes que tu as fait rêver. Ton
Robinson Crusoé, ton Vendredi et ton île perdue m’ont aussi fait rêver et
bercé ma tendre enfance. A 11 ans déjà, je me voyais découvrir l’île de ton
héros, ce légendaire Robinson Crusoé !
Un soir d’octobre
1999, je reçois une insolite carte postale de la mystérieuse île de Robinson
Crusoé envoyée par Franco Magani, un cher ami Cigéviste qui fête son 226ème
pays dans ce bout du monde.
Elle a la magie de
l’inexplicable cette sacrée mémoire. Elle chauffe, bouillonne, se met en branle
et me ramène à mes 11ans. Ce soir, je fais un bond de 40 ans et me voilà
navigant entre cette carte postale et le livre de Daniel Defoe.
Le chemin est long
entre la décision et l’aboutissement. Cinq mois de préparatifs et l’aventure
s’avère ardue plus que jamais.
Dénicher un
billet d’avion à un prix intéressant jusqu’à Santiago de Chili n’est pas
sorcier mais encore fallait-il trouver une agence de voyage qui pouvait me
vendre un billet d’avion pour l’archipel Juan Fernandez englobant l’île de
Robinson.
Deux mois de
dialogues de sourds avec une dizaine d’agences à Tunis, Paris et Nice, pour
aboutir à une impossibilité d’émission de billet d’avion. Pour les uns,
l’archipel n’a pas d’aéroport, pour d’autres, aucune compagnie aérienne affiliée
à IATA n’assure cette desserte et pour d’autres enfin, il fallait se résigner à
prendre un navire de guerre qui aborde l’île tous les 30 jours.
Quarte mois plus
tard, je reprends le problème par un autre bout en cherchant un nouveau contact.
Un collègue et ami consul du Chili à Tunis, m’offre sur un plateau d’argent les
clés de Sésame portées par des chrysalides vaporeuses. La première de ces fées
n’est autre qu’une proche amie du consul qui a pignon sur rue à Santiago du
Chili : une agence de voyage. La seconde de ces fées n’est autre que la propre
sœur du consul. Le cercle perd sa quadrature. Les cumulus et les nimbo-stratus
dégagent comme par magie l’horizon et me permettent de recevoir un premier
signe de l’agence Taramar de Santiago. Pour seulement 210 dollars, la compagnie
aérienne LASSA me propose un aller simple de Santiago à L’Isla Robinson Crusoe.
Quand je téléphone
pour réclamer un billet aller-retour et une date exacte de départ, je reçois une
bien triste réponse : la date de retour est impossible à fixer et celle de
l’aller n’est qu’approximative. On repart comme en 14 à travers les dédales de
la géographie et les aléas de l’informatique.
- « Je
vous répète monsieur que l’avion ne peut décoller qu’avec un minimum de deux
passagers et il nous est interdit de vous délivrer un billet à date fixe. Cela
dépend de la météo et du capricieux cyclone El Nino comme vous le savez. »
Une semaine plus
tard, une nouvelle tentative :
- « Madame, je
viens de vous faire un virement bancaire pour régler mon billet
Santiago-Robinson-Santiago et j’accepte le risque d’un hypothétique deuxième
passager et le risque d’une tornade qui compromettrait le retour. Je jure sain
d’esprit et de corps accepter toutes vos conditions, mais de grâce vendez-moi ce
billet d’avion ».
Deux semaines plus tard, la compagnie espagnole Ibéria me prend à bord de son
vol le plus long : 14 heures pour rallier Madrid à Santiago.
A l’arrivée, une
petite pancarte bleue tendue à bout de bras arbore mon nom à moitié déformé. La
bonne fée est de parole. Son chauffeur m’attendait au bas de la passerelle. Le
lendemain, le décalage horaire aidant, je suis sur piste à
5 h du matin. A
8h10, mon taxi me dépose à l’entrée d' un minuscule aéroport découpé en
différentes zones hermétiques. A quel saint me vouer ? Où est donc nichée la
compagnie Lassa ? Vingt, trente, quarante, soixante minutes de recherches
vaines. Mon désappointement est profond et ma rage infinie. Six mois de
préparatifs perdus. Et dire que mon avion devait décoller dans 30 minutes alors
que je suis encore là, perdu, paumé dans des couloirs vides. Point de compagnie
Lassa, ni d’île Robinson.
Une ultime
tentative : foncer sur ce soldat qui somnole sur sa chaise grise et tenter de
lui traduire le sigle Lassa « Linéa Aero Servisios. S. A ». Ma pâleur et ma
désolation ont dû le toucher au point de le confondre et le décider à
m’embarquer dans une voiture de service jusqu’au portail de la compagnie Lassa,
à 400 m à peine. Envahi par la torpeur de cet aéroport, je repense à ce que me
disait une amie australienne, alors que j’étais perdu, à 20 ans, à Alice
Springs, au cœur du désert australien «no swet, no hurry »ou patience mon ami.
Une petite chaussure noire
Ni guichet, ni
hôtesse, ni tambour, ni trompette. Seul le sigle Lassa brillait de tous ces
feux. Mais voilà que, svelte, nonchalante, et légèrement arrogante, elle me
toise du bout des cils et me demande ce que je veux. Comment lui expliquer que
cela fait six mois, que j’attends de prendre mon avion pour L’île Robinson
Crusoé.
- «Ah, c’est vous
le passager de Tunis ? patientez je vous prie »
- «Mais on part
quand madame? »
- « Il va falloir
attendre le second passager, votre agence m’a confirmé la veille qu’elle
avait bien un deuxième passager ».
- « C’est bien
cela, mais je crois que le second passager est en retard… »
N’ayant aucun
ancêtre anglais je ronge mes freins et la pousse gentiment à téléphoner à son
agence centrale pour retrouver ce second passager. La charmante hôtesse de Lassa
retrouve comme par miracle son sourire, son verbiage et son ramage en lançant à
tue tête «por favor senora, por su puesto senora et ok senora ». Elle raccroche
en me disant que notre passagère quitte son hôtel à l’instant même. L’Australienne
avait raison «no hurry, no swet ».
Une nouvelle heure
passe avec une lenteur désespérante. Cette fois-ci c’est ma volonté qui
capitule. Plus aucune envie d’aller à l’île Robinson. Je décidais même de
rentrer à Santiago et prendre le premier avion sur Rapa Nui ou île de Pâques,
quand soudain jaillit de nulle part, une très longue voiture noire de huit ou
dix sièges. Lestement, deux colosses encadrent la porte arrière droite. En
quelques secondes notre aéroport acquiert vie. L’hôtesse se démène et se
précipite vers la voiture en compagnie du Commandant de bord. Lentement, une
chaussure noire cachée par une large robe verte quitte le véhicule et frôle le
sol. Mes yeux se figent, l’attente prend une éternité et inconsciemment ma main
défroisse le billet d’avion que je m’apprêtais à jeter il y a quelques
secondes. Mon regard accroche enfin celui du passager tant attendu. Adepte de
Shiva, elle croise les deux mains en guise de pardon et murmure d’une petite
voix savoureuse et ronronnante «excuse me ». Face à cet ange venu de nulle part,
la colère, l’attente et l’angoisse se volatilisent pour faire place à une
sympathie immédiate pour celle qui deviendra deux semaines plus tard une grande
amie. Jeanne Hoskins du haut de ces 84 ans subjugue l’assemblée.
« Notre piper n’a
que 35 ans et un nouveau moteur de 10 h » s’évertue à m’expliquer notre
commandant un jeune retraité de la compagnie Lanchile.
Près
de quatre heures de vol déjà. L’archipel est à un millier de kilomètres des
côtes chiliennes
L’océan Pacifique sud se voile et devient de plus en plus en menaçant. Nous
rasons presque l’eau pour fuir les gros nuages quand apparaît enfin à l’horizon
un premier îlot flottant. Notre bimoteur atterrira sur la deuxième île (tout
aussi dépeuplée que la première) pour embarquer vers l’île Robinson Crusoé.
J’apprends en court de route que c’est en 1944 que le 1er avion
est arrivé sur l’île. Cet avion amphibie a été remplacé en 1966 par un Cessna
310. et une piste d’atterrissage délimitée par une butte de terre pour éviter à
l’avion de chuter dans le Pacifique a été construite.
Elles sont dix,
vingt et mille, toutes aussi décharnées et fières d’arborer une large corolle
sur leurs têtes. Non ce n’est pas un champ de pivots ou d’opium mais c’est l’Amabolla ,
la fleur nationale, d’un rouge aussi vif que celui des coquelicots. Imaginez une
falaise abrupte, une courte piste d’atterrissage dite aéroport et un sentier
cahoteux qui mène vers la mer. Deux kilomètres de marche à jamais gravés dans ma
mémoire en compagnie de Jeanne qui trotte comme un lapin. Une petite barque à
moteur nous happe avec nos balluchons. De gros gilets de sauvetage jaunes
doublent notre volume. La barque démarre et nous voilà subitement envahis par
des centaines de formes noires, visqueuses et géantes. Les sirènes d’Ulysse
avaient peut-être cette même voie stridente, lancinante et envoûtante.Ces
gigantesques loups de mer, nous escorteront pendant une heure trente jusqu’à la
baie de l’île Robinson. Curieuse traversée face à cette montagne, sillonnée
ici et là par des ruisseaux, qui il y a plus d’un million d’année, sous l’effet
d’une éruption volcanique s’est dessinée comme un fjord de Norvège et dont la
roche porte encore les traces de la lave.
Juan
Fernandez et Alexandre Selkirk
Ma traversée me
fait survoler l’histoire et une première silhouette celle de Juan Fernandez
(1528-1598) émerge à l’horizon. Un 22 novembre 1574, ce navigateur espagnol
hors pair quitte le rivage chilien pour affronter le Pacifique. Il découvre
ainsi un archipel gardé par des falaises rugueuses qu’il réussit à contourner
par la seule baie abordable. Il se retrouve incrédule dans une forêt épaisse, où
l’eau douce coule à flot, où les fruits poussent avec abondance, où les
langoustes sont à portée de main et où les loups de mer fourniront l’huile et
les graisses voulues. Juan Fernandez demande au vice-roi d’Espagne, la
concession de cet archipel pour en faire une terre espagnole.
La plus grande de
ces îles, vaste de 93 km2, portera le nom de Mas à Tierra (devenu depuis
1950 Isla Robinson Crusoe). La seconde Mas à Fuerra, vaste de 82 km2,
compte jusqu’à 10 habitants, en plein été entre janvier et février, qui viennent
se délecter des plus belles langoustes de l’archipel . Depuis 1950 cette
île porte le nom d’Alexandre Selkirk le second personnage que nous allons
découvrir. Santa-Clara la troisième île, quant à elle, bien que
dépourvue d’eau douce, elle abrite mystérieusement des milliers de lapins de
Garenne. Comment vivent ces lapins sur l’île Santa-Clara ferait bien
l’objet d’une thèse de doctorat basée sur le bon emploi de la rosée et de
l’humidité.
Quant à
Alexandre Selkirk, notre chevalier de la mer et alias Robinson, il est né
en1676 en Ecosse. A 18 ans, il s’enrôle sur un bateau corsaire anglais mais il
sera hélas rapidement capturé par des Français qui le vendront à Cuba comme
esclave, à des planteurs fortunés. Trois ans plus tard, en 1704, libéré par les
Anglais, il embarque sur un nouveau bateau-corsaire «Le cinq ports» sous
la houlette du commandant Stadling et cap sur la cap Horn et sur Terre de Feu.
Ce long voyage s’achève par de violentes altercations entre le commandant et
son adjoint, notre ami Selkirk. Le commandant Stadling décide alors de le
débarquer à la première île rencontrée. La mer est calme et les falaises bien
sombres. Notre bateau-corsaire commence le tour de l’île avec l’espoir de
rencontrer une baie. Du haut de son mât, le jeune mousse crie à tue-tête «Une
baie à l’horizon ! » . Armé d’un simple fusil, de poudre explosive, de tabac,
d’une hache, sa caisse de marin et d’une bible, le vaillant Alexandre foule
enfin le sol de Juan Fernandez. Il passera seul 4 ans et 4 mois (jusqu’au 12
février 1709) sur cette île du bout du monde au cœur du Pacifique sud.
La première
nuit fut un cauchemar hanté par le cri des loups de mer. Au matin, la pluie et
les vents s’apaisent. L’eau fraîche, les fruits et les langoustes lui donneront
les protéines et l’énergie nécessaires pour construire deux petites huttes le
soir même : la première servira de cuisine et la seconde de chambre à coucher.
Au bout de trois jours d’explorations, il réalise qu’il est bien le seul
habitant de l’archipel perdu et qu’il n’a aucune chance de revoir un jour son
Ecosse natale. Toutefois, il lui restait une et une seule chance : grimper
chaque matin au sommet de cette montagne haute de près de mille mètres et
guetter le passage d’une quelconque embarcation.
En compagnie
de ses chèvres, Alexandre Selkirk égraine les jours et les nuits en espérant une
seule chose, rentrer en Ecosse. Quant à son bateau-corsaire qui l’a abandonné
sur cet îlot, il sera capturé et le capitaine Standling ira croupir dans les
geôles de Lima, au Pérou. Une justice divine !
Un matin, en
scrutant l’horizon du haut de sa montagne, il n’en croyait pas à ses yeux.
Tanguant langoureusement un beau vaisseau blanc pénètre la baie. Fou de joie
Alexandre se précipite vers la plage et dévale la montagne en trente minutes à
peine. Une chèvre morte sur sa route le fait frémir et ce mauvais présage stoppe
sa courte. Ils sont déjà à terre et canardent toutes les chèvres. Mais leur
pavillon espagnol est bien ennemi. Craignant d’être capturé Selkirk grimpe à
nouveau la montagne pour fuir les Espagnols.
LA DELIVRANCE
Cet épisode se
répétera deux ans plus tard. Fausses joies, fausses attentes et faux espoirs.
Mais un soir de février 1709, un gros pavillon anglais apparaît au large de
l’île. Il allume un grand feu de bois de peur que ces deux vaisseaux ne
s’éloignent du rivage. Ce qui se passait alors en mer, face à l’archipel, nous
sera conté par le capitaine Woodes Rogers dans son livre «Voyage au bout du
monde » : deux bateau-corsaires anglais : Le Duc et La Duchesse
et une chaloupe avec 12 hommes à bord, accostent à l’île Juan Fernandez. La
chaloupe ne reviendra pas le soir et le feu allumé par Selkirk fera croire au
capitaine Dover que sa chaloupe prenait feu, attaquée par des vaisseaux ennemis.
A bord d’une gabare, une troupe de corsaires accoste à son tour , quelques
heures plus tard la gabare revient chargée de langoustes avec à son bord un
homme barbu habillé en peau de chèvres. Il paraissait plus sauvage que ces
animaux au milieu desquels il venait d’être récupéré. Le capitaine Rogers
propose à Selkirk de débarquer ses hommes malades pour les soigner du scorbut.
Alexandre Selkirk, le spécialiste en survie et en vitamine C les remettra sur
pied en moins de 15 jours. A nouveau, la mer et à nouveau les pavillons. En
1712, il débarque enfin en Ecosse. Il regagne rapidement sa maison. C’est
dimanche. Tout est vide. Tout est désert. Une seule possibilité : aller à
l’église du village de Largos. A pas feutrés, il franchi la nef et s’arrête
derrière cette dame assise et couverte d’un épais foulard noir. L’instinct
maternel est si fort qu’elle se retourne pour le prendre dans ses bras. Son
fils, son corsaire est là en chair et en os.
Chassez le
naturel il revient au galop, Alexandre Selkirk reprendra rapidement la mer, sur
le Weymouth comme lieutenant de la marine royale. En 1723, à l’âge de 47
ans, au large de ses côtes africaines, il meurt d’une fièvre tropicale. »
Telle est la
vraie histoire d’Alexandre Selkirk. Mais l’histoire de Robinson Crusoé qui fit
le tour du monde est la suivante. C’était à la sortie de l’église où une mère
sortait fièrement aux bras de son fils rameutant tout le village. Dans cette
foule, Daniel Defoé (1660-1731) bu à petites gorgées gourmandes des soirées
durant toute l’histoire de notre héros, et décida d’écrire «Les aventures de
Robinson Crusoé ». Vendredi et toute l’histoire romancée est tellement
inspirée de l’aventure de notre héros qu’à la sortie du livre sept ans après son
ébauche, Alexandre Selkirk dira de Daniel Defoé : « Il a volé mon aventure »
Le colibri rouge
Il est 5h15 du
matin. A travers la fine cloison qui sépare nos chambres, je sens que mon amie
Jeanne est déjà sur pied de guerre. Nous voici comme deux tourtereaux sur la
terrasse de notre hôtel « El Pangal » lové dans un flanc de colline face à
l’océan Pacifique qui a perdu le sens premier de son qualificatif. De géantes
fougères arborescentes chevauchent des pins insignus et des juania
australi (arbuste touffu et aromatique). On s’amusait à jouer à Robinson
avec les feuilles de fougères qui servirent de chapeau à Selkirk quand d’une
main ferme et fragile, ma jeune compagne de 84 ans m’intime l’ordre de me taire
et de ne plus bouger. Il fallait remplacer le sens de la vue par celui de
l’ouïe. On apprend rapidement à déceler le battement d’ailes d’El Rojo.
Notre minuscule colibri rouge taquine les fougères jaunes et par ses battements
d’ailes les courtise allègrement en faisant du sur place dans l’air. L’œil
suivra l’ouïe est ressourcera la joie du voyageur durant plus d’une heure
jusqu’à l’admirable lever de soleil. Des centaines de colibris enchanteront
notre mémoire de leur beauté et de leur dextérité. Cet oiseau présente un
dimorphisme sexuel où le mâle plus gros que la femelle est rouge avec un casque
doré, alors que la dame est verte avec un casque bleuté. La femelle a un vol
rapide et saccadé avec un vol stationnaire plus court. Plus difficile à
photographier, elle se nourrit de pollen et du suc des fleurs.
Le chant
caractéristique du colibri permet de le localiser dans la végétation.
Un sentier de
deux kilomètres nous mène au village de Cumberland dit « Bahia del Padre » ou
encore «Saint Juan Bautista ».
L’atmosphère
de cette capitale d’un archipel de 512 habitants en hiver et 4 700 en été, aux
rues rouges et poussiéreuses, me ramène à mes petits villages andins et à mes 22
ans, alors que je traversais en auto-stop la cordillère des Andes. Ici, tout
flotte et barbotte entre le réel et l’irréel. La mairie est une case créole. Le
boulanger est doublé d’un épicier. La libraire quitta Amsterdam depuis 20ans
et savoure cette vie recluse et paradisiaque entre ses livres, ses céramiques et
ses objets divers.
La Faune
Le petit port
de pêche regorge de belles langoustes rouges et appétissantes. Le pays a une
faune bien riche : Les lions de mer ces animaux
semi-aquatiques peuvent atteindre 150kilos contrairement aux loups de mer plus
petits.
La pêche est miraculeuse à tout point de vue. Mais il ne s’agit pas de tuer la
poule aux œufs d’or. La famille Charpentier rescapée du «Télégraphe » en 1891 a
encore le monopole de la pêche des langoustes avec obligation de rejeter en mer
les mères porteuses et celles qui n’ont pas atteint la taille réglementaire. Les
anguilles, les crabes et les murènes pullulent sur les rivages. Le Bacalao
arrive jusqu’à 20 kilos de poids, la « Vidriola », le « Languado »,
la « Cerguilla », et la « Sierra » sont avec les poulpes présents
à chaque festin.
Les serpents sont absents de cette île volcanique contrairement aux rats
arrivés sur l’archipel avec les premiers bateaux. Les chèvres ont toujours
peuplé cet archipel depuis 500 ans. Leur lait et leur chaire ont sauvé plus d’un
humain. Quant à la vitesse de prolifération des lapins de Garenne, elle empêche
la municipalité de diminuer leur nombre de 100 000 têtes.
Notre île enfin a le privilège de conserver en son sein deux animaux uniques au
monde : Le premier est notre compagnon de l’aube El Rojo, le Colibri
rouge dit «Picaflore » (Sephanoïdes Fernandensis).
Quant au second animal j’ai eu beau le chercher, déchirer mes jeans et trouer
mes baskets, en vain. Armé d’une canne en bois torsadée, j’ai franchi monts et
collines, accusé maintes glissades et évité tant de précipices «Para nada » pour
rien. Un corps de singe et une tête de chat tel est le «Coati». Ce
quadrupède unique au monde aux griffes acérées et dangereuses vit en bandes, en
pleine forêt. Il se nourrit d’insectes, de fourmis et de petits escargots.
Agressif, il le reste et perpétue ainsi sa race dans cette île du bout du monde.
LES CHASSEURS D’EPAVES ou les INVENTEURS
C’est une
petite église adventiste qui sera l’objet de ma nouvelle visite. L’épouse d’un
des trois gendarmes de l’archipel, me recevra dans ces lieux et me conduira
plutard à l’endroit où le Dresden a coulé en début de siècle. Avec ses
côtes inhospitalières, l’archipel serait entouré d’un millier d’épaves
renfermant tout l’or du monde. Plus tard je réveillerais Bernard Kaiser, un
chercheur érudit qui a pu décrocher l’autorisation de recherches de la CONAF
ou La compagnie nationale des forêts qui me dit fièrement : « Nous les
Inventeurs ou chasseurs d’épaves savons que 25% de l’or fabriqué sont encore
enfouis dans le sol et dans les mers sous forme de trésors. Selon les lois on
peut acquérir 50% des trésors trouvés ! ». Pourquoi tant d’entraves aux
chercheurs d’épaves ?
C’est que l’île Robinson Crusoé est devenue un monument protégé par l’Unesco
ou «réserve mondiale de la biosphère » depuis 1977. Le Chili avait déjà
consacré l’île, «parc national » en 1935. Il est aujourd’hui interdit de
posséder ou de construire quoi que se soit à plus de 100m d’altitude. Jusqu’à
972m d’altitude, seule l’Unesco est propriétaire des lieux.
LE MIRADOR
Reprenant ma marche, j’arrive au bout de trois heures de marche au sommet de la
montagne de notre île. Arrivé au mirador de Selkirk, ma vie de voyageur me
paraît bien pâle en cet instant. C’est ici que le « naufragé involontaire »,
Alexandre Selkirk, grimpait tous les matins à la recherche d’un mât salvateur.
Le vent, le bruit du silence, le vaste océan et le vide absolu se bousculent
dans ma tête. Je le vois, il est là Robinson. Stoïque et courageux, patient et
optimiste durant quatre ans et quatre mois. Quelle belle leçon de courage ! Il
ne reste plus sur ce mirador qu’une plaque de bronze de 80 sur 40cm posée par
un de ses descendants, un siècle plus tard, en 1868, avec juste une phrase «In
memory of Alexandre Selkirk ».
La descente est un spectacle poignant au cœur d’une belle végétation.
C’est que la seconde exploitation de l’île, après la langouste, est bien le bois
contrôlé par la CONAF qui veille sur ce patrimoine biologique de l’humanité.
L’eucalyptus et les pins sont les bois préférés de l’île. La fougère (Dicksonia
Berteriana) qu’utilisait Alexandre Selkirk pour fabriquer ses chapeaux, est
une espèce unique au monde. Ce n’est qu’en 1997, hier pour ainsi dire, qu’un
botaniste français découvrit une orchidée très rare «La Gaviela Ibsularis
Correa ». De couleur vert pale cette orchidée insolite se développe en forme
de rose par gerbe de dix et mesure 15cm. Les botanistes du monde se posent la
question suivante : « comment une telle orchidée est-elle arrivée sur cet
archipel perdu ? »
Le vent, le pollen et les oiseaux seraient une explication tout comme la dérive
des continents. La génétique trouve ici un riche laboratoire d’hypothèses.
L’aventure au
cœur de cette dense végétation tropicale est quasi-mystique. Alexandre Selkirk
présent sur chaque feuille, chaque rameau et chaque tronc, transforme ma
glissade en vol plané. Les siècles se confondent et le temps est suspendu. Au
bout de deux heures de lévitation la soif se fait ressentir. Le torrent est déjà
loin et le village est encore lointain. Que faire ? La providence sera une
cabane qui illumine mon sentier. Sa porte entrouverte laisse filtrer une
lumière chaude et une musique langoureuse. En demandant un verre d’eau à la
maîtresse des lieux, je suis humblement convié à participer à l’anniversaire de
son fils de 10 ans. Bougies, musique et pâtisseries feront de cette heure volée
un moment mémorable. Quant au «mille-feuilles» maison, il restera dans ma
mémoire comme le plus délicieux de ma vie.
CHEZ LE MERCENAIRE
Au bar du village, on se précipite pour aborder celui qui vient de loin et l’on
me pose toutes sortes de questions. On m’explique par exemple que l’archipel
reçoit jusqu’à 500 visiteurs par ans, dont 450 Chiliens, 40 scientifiques et
une dizaine de baroudeur-voyageurs. Apprenant que je viens de Tunis, on me
suggère de rendre visite à monsieur Simon qui aurait vécu en Tunisie. Un para
qui en fin de parcours pris du service chez le Colonel Bob Denard.
En bout de baie à la fin d’une série de 15 maisons, un beau triangle blanc est
la forme d’une humble demeure construite par Henri Simon il y a 15 ans.
Notre déjeuner face à l’océan me ramène au souvenir des Iles Comores, le
lendemain de l’assassinat du roi Abdallah chez Bob Denard, le roi des
mercenaires. Ce que j’ai appris durant une nuit entière de discussions m’aura
non seulement familiarisé à la vie des mercenaires mais m’aura poussé aussi à
les «rechercher» à travers les 160 pays que j’ai eu la chance de visiter. Un
jour peut-être j’écrirai cette autre saga. Mais c’est la tranche de vie
précédente d’Henri Simon, celle où il était para à Bizerte, qui nous intéresse.
C’est à la caserne Japy, le 21 juillet 1961. La bataille de Bizerte touche à sa
fin. Henri Simon et quatre paras sont face à cinq soldats tunisiens armés
jusqu’aux dents. L’issue est fatale. Henri Simon se remémore cet instant et
laisse une larme couler :« C’est un dénommé Béchir qui nous a sauvé. Il a sauvé
10 vies humaines. Il fit semblant de se rendre et le combat cessa. Sans Béchir
je ne serais pas dans ce paradis de Juan Fernandez. Trouvez-moi Béchir à
Bizerte, je veux l’inviter chez moi. »
De retour à Tunis j’ai passé une longue annonce dans le journal La Presse : « Bechir
wanted ». J’ai eu droit à une centaine de Béchir mais aucun n ‘a été le bon.
Notre repas se termine par une salade de fruits tropicaux, et Henri-Georges
Simon m’offre son livre « Sur les traces de Robinson Crusoé », qu’il a mis six
ans à écrire. Je découvre plus tard sa dédicace «A Rached dont j’ai eu le
plaisir de faire la connaissance à l’île Robinson Crusoé en hommage à cet
aventurier qui me rappelle les premiers qui défièrent les océans inconnus. Ils
eurent à affronter de terribles épreuves, les tempêtes les naufrages et le
terrible scorbut. Hommage à ces corsaires, pirates, flibustiers, et baroudeurs
au courage légendaire. Ils marquèrent cette terre et passent à la postérité. »
La
nuit tombe subitement, le temps se gâte et plus que jamais cette alternance des
« 4 saisons en 24 heures » nous rappelle le voisinage d’El Nino.
El
Nino (ou L’enfant Jésus) est en fait une anomalie de température de l’océan
pacifique central. Tous les 4 ans, des eaux tropicales chaudes sont réchauffées
de 2 à 4° et se déplacent le long de l’équateur, de l’Australie au Pérou,
inversant ainsi le sens des Alizés et provoquant des pluies torrentielles en
Colombie, au Pérou et en Equateur causant des milliers de victimes mais créant
vers l’Australie et l’Indonésie une véritable sécheresse. El Nino provoque
ouragans et cyclones de Tahiti à la Californie et déclenche des incendies de
brousses des Philippines jusqu’en Afrique du sud.
Le retour compromis
Le soir, je
retrouve ma compagne de voyage Jeanne Hoskins autour d’un merveilleux dîner aux
chandelles. A la pause café, j’ai la réponse à la question que m’avait posée
mon jeune fils de 14 ans et compagnon de voyage, Zied, alors que je m’acharnais
à chercher un avion de Santiago du Chili à Juan Fernandez et que l’avion en
question ne pouvait partir qu’avec un minimum de 2 passagers :« Le clou de ton
voyage sera de découvrir ce second passager, il doit être aussi fou que toi ».
Jeanne après 40
ans de travail dans une multinationale sans un seul jour d’absence, ni de
maladie, perd subitement son époux. Son monde s’écroule. Douze mois de deuil et
de solitude. D’une petite voix elle murmure : « La maison et la vie semblent
bien vides sans enfants et pourtant pleine de milliers de souvenirs du
disparu. Il y a 13 ans, un an après ce terrible deuil, je n’avais que 72 ans, et
je ne connaissais que 13 pays, la médication était fort simple. J’ai décidé de
partir à la découverte du monde, dix mois sur douze. Aujourd’hui, j’ai la
chance d’être à mon 178ème pays visité et aucun îlot, aucune montagne, ni aucun
océan ne freinent ma curiosité de voyageuse pour découvrir le sourire d’un
enfant ou un coucher de soleil tropical. Mon but est simple, continuer tant que
Dieu me prête vie à essayer de découvrir les 244 pays du CIGV ».
Quel est donc le
secret de Jeanne Hoskins, et où puise-t’elle cette énergie et cet optimisme ? « Think
Positive » ou « positiver » est sa simple devise.
C’est notre
dernier jour dans ce paradis perdu. Je retourne au village faire mes adieux à
Henri Simon. Une belle demoiselle enveloppée dans 50 grammes de lainage ocre, de
passage chez notre hôte, nous invite à goûter un gâteau au chocolat chez elle.
Dans ce temple de la déesse, je tombe à genoux devant cinq statuettes de bois,
toutes aussi parlantes et chavirantes. Elles représentent les premiers habitants
de l’île ou les vrais aborigènes les Mapucha d’origine
Arawcanas qui forment 10% d’une population dont 90% sont d’origine chilienne
.
Le sculpteur, le
père de la jeune dame, a sculpté son âme à chaque pli et repli du bois. Il nous
invite à visiter sa cave qui n’est autre qu’un refuge tenu par quatre pieux à
même le sable. Là, je ne suis plus à genoux mais prostré devant cette
gigantesque côte de baleine de près de 3 m de long. Sur cet os en forme d’arc
Jorge Chamarro Gonzales grave son nom et cristallise à jamais notre Isla de
Robinson Crusoé.
Cet encombrant et
précieux présent fera le voyage jusqu’à Tunis tantôt sur une épaule, tantôt
comme un bâton de pèlerin et me poursuivra même à travers l’Argentine, le
Chili, et Uruguay, à Punta d’El Este où j’ai eu le plaisir d’avoir enfin
quatre jours de « far niente ».
Il
est déjà 13h et pour la 3ème journée consécutive, nous partons vers
le petit port avec nos bagages rejoindre notre lancha ou chaloupe amarrée à la
baie de Cumberland.
Le rituel reprend.
Jeanne restera auprès des bagages dans la chaloupe et j’irai m’incruster chez le
représentant de la compagnie aérienne LASSA dans sa cabane en bois.
Contrairement au proverbe c’est la troisième fois qui marche. L’île voisine où
se situe l’aéroport de poche, nous autorise à prendre la mer vers l’aéroport.
Une heure et demi de traversée sous une pluie cinglante. Du coup je perds mon
optimisme et mon sourire. Je m’attache solidement à ma côte de baleine et je dis
à Jeanne : « Je pense qu’il faut revenir à l’hôtel, on ne pourra jamais prendre
l’avion avec ce temps »
La piste de terre
rouge, une fois mouillée devient une véritable patinoire et notre petit coucou
ne peut décoller. Imperturbable et fidèle à sa renommée, Jeanne répond :
« Pourquoi ce pessimisme, regarde le ciel à droite, un petit point bleu indique
un dégagement des nuages vers notre aéroport. »
Une heure plus
tard, confortablement serrés dans nos sièges, nous croquons avec délice les
pommes offertes par le commandant de bord qui attendait
depuis 3 jours ses
passagers. Au bout de dix minutes de vol, une profonde tristesse nous envahit et
nous cachons l’un à l’autre de chaudes larmes d’adieu.
Pourvu que le
maire de l’île puisse arrêter son projet fou de construire un héliport à l’île
voisine pour accélérer l’arrivée du tourisme. Non, cette île doit rester le
refuge de la biosphère, des baroudeurs, des scientifiques et des grands
voyageurs. Adieu Robinson. Adieu Alexandre Selkirk. Au revoir Jeanne !
Par Rached Trimèche
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