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CAVIAR, MERCEDES ET MISÈRE

EN SLOVAQUIE

 

                                                                                             

 

                                                                                                                                                                                          Par Rached TRIMECHE

www.cigv.com

 

 

 

Bratislava. (septembre 94).Sa vieille paire de lunettes tient en équilibre instable sur un gros nez rouge. Sa vieille chemise blanche est soigneusement rapiécée de côté et son large pantalon de laine noire frôle un curieux instrument longiligne composé d’une dizaine de boules chromées enfilées dans une tige métallique se terminant par une boule de bois, qui s’incruste aisément dans la paume de main de notre chauffeur pour passer ses vitesses. Le changement de vitesse de notre vieux bus est aussi insolite que notre trajet qui va de l’aéroport de Vienne en Autriche à Bratislava, la “proche-lointaine” capitale de la Slovaquie.

 

 

Pour 87 shillings autrichiens ou l’équivalent de 8 US $ notre bus nous emmène en une heure vingt minutes au coeur même de Bratislava.

Ma voisine de siège est d’un mutisme aussi étonnant que le délabrement de notre bus slovaque.

Au bout d’une heure de route notre chauffeur arrête soudain son bus vert à la droite d’une barrière rouge et demande aux non Autrichiens et Slovaques de descendre.

Le seul étranger en question n’a même pas le temps de respirer que le voilà déjà entouré de quatre colosses en uniforme vert-olive et au képi très germanique .

-Non Monsieur,  même pour 72 heures vous devez avoir un visa pour la Slovaquie !

Me voilà conduit face à une taciturne et blême jeune dame en jupe noire et chemisier blanc, perchée sur un tabouret et gardée par une épaisse barrière de verre qui en fait un guichet de douane. Madame la jeune douanière exige 500 shillings ou 1500 couronnes slovaques(Kr.S.) qui ne sont plus convertis au taux de 2,8 mais de 3 cette fois.

 

BRATISLAVA

 

Une demi-heure plus tard nous voici à la gare routière de Bratislava.

Sur la grande place,  trois chauffeurs de taxi en petit short blanc farfouillent indiscrètement une revue pornographique en éclatant de rire. Les vieilles Ladas et les Skodas 120 accusent leur trentaine d’années avec allégresse et continuent à piaffer à travers ces larges avenues ombragées en croisant des dizaines de bus verts et jaunes tous aussi bondés les uns que les autres.

Le bus n°38 sera celui qui me conduira au centre ville pour quelques centimes symboliques.

La première impression est très curieuse. Les beaux bâtiments de Bratislava ont presque l’allure de la soeur aînée Prague, capitale de la Tchéquie voisine et me rappellent le délabrement de l’ancienne D.D.R, de la Roumanie ou de certains quartiers de Saint- Petersbourg en Russie. Certaines fenêtres perdent leurs volets et une belle porte de cinq mètres a perdu les gonds de son  battant gauche qui s’est affaissé et conduit ce restaurant à avoir une porte constamm­ent à moitié ouverte.

L’autre surprise est la beauté des femmes. Longilignes, sportives, ces déesses en micro-jupes et cheveux au vent ne cachent  point leurs beaux yeux verts ou bleus d’une tendresse infinie qui cache peut-être une certaine angoisse ou tristesse au coeur même de cette bonne vieille Europe, au creuset de l’histoire.

Mais l’attrait du faste autrichien est hélas très fort et plus d’une de ces jolies dames fréquentera les sélectes et onéreux salons de massages de Bratislava.

Une heure de travail dans ces salons vaut hélas 5 fois le SMIG slovaque de 1400 Kr.S ou 140 US $ environ.

Il est vrai que les bons clients de Bratislava trouvent les bons hôtels, salons et restaurants avec déjà des tarifs directement en D.M et s’en donnent à coeur joie.

La troisième surprise est la gentillesse de se peuple. Un simple renseignement est le départ d’une subite amitié et l’on trouvera pour vous le meilleur hôtel au meilleur prix. C’est ainsi que j’atterri a l’hôtel Kyjev sur la rue Rajska où une réduction de presse ne me le fit payer que 50% du tarif soit 1500 Kr.S.

Je saurai le lendemain , au petit déjeuner,  que ce prix spécial est encore quatre fois plus cher que celui payé par mes voisins de table qui sont eux Slovaques et bénéficient encore des largesses de l’ancien régime communiste qui vous offre certains services.

 

 

BRATISLAVA BY NIGHT

 

Ils sont une douzaine de jeunes garçons de 20 à 30 ans à entourer cette merveille mécanique.

Imaginez un des plus beaux modèles Mercedes du monde sous la forme d’un bijou ou cabriolet de deux places qui serait une Mercedes SL 600 ou peut-être le tout nouveau cabriolet SLK avec un moteur V12 du tout escamotable et du cuir partout, genre “Roadster” qui fait disparaitre automatiquement sa toiture noire métallisée dans le coffre à bagages et qui fait monter ses deux vitres fumées masquant un chauffeur à la barbe hirsute et à l’oeil vigilant qui démarre sur les chapeaux de roues, admiré et envié.

Robert, ce jeune brun en tee-shirt jaune-canari me dit fièrement :

-Vois-tu, lui, c’est mon collègue et il n’a que 26 ans,  à peine 5 ans de plus que moi, et il est comme nous” Echangeur de devises” sur ce même trottoir.

Les Lada et les Skoda sont à une année lumière de ces Porsche, Mercedes et Ferrari que l’on croise souvent à Bratislava.

Dans ce pays, à 100% ouvert,  avec une voisine Autriche très riche, on est tenté de brûler toutes les étapes de la vie quitte à devenir maffieux sur les bords ou entièrement.

Ici,  le vol de belles voitures est un secret de Polichinelle tout comme la prostitution de haut de gamme et les trafics en tous genres. Moscou n’est pas la seule ville de l’ancien empire communiste où les jeunes risquent leur vie et oublient leur morale pour détenir le billet vert , roi de la planète et synonyme de  réussite.

Cette même scène est revécue en fin de soirée sous une autre forme, vers une heure du matin.

Imaginez à l’orée d’une artère principale, un square très moderne, propre et bien illuminé, une dizaine d’étals ou micro-boutiques de deux à quatre mètres carrés présentent chacun du poulet rôti, des saucisses de Vienne, des hamburgers américains et divers amuse-gueules.

La surprise vient du fond. Imaginez un couple de 25 ans, tout de noir vêtu et de chaînettes d’or décoré. La montre Rolex de Monsieur n’a rien à envier aux lunettes Cartier de Madame. La petite Porsche bleue face à nous est bien leur voiture. Les clients nocturnes contemplent ce couple avec envie et tristesse à la fois !

Que faut-il faire pour sauter le Rubicon ?

Seule Barbara, la blonde et frêle Slovaque vend de la bière dans ce dédale. Policés et courtois les clients achèteront leur nourriture du soir et leur chope de bière pour aller sagement autour de l’arbre central.

Au milieu de cette cour pavée se dresse un curieux et gigantesque peuplier d’un mètre de diamètre, entouré de petites tables de marbre au service des dîneurs attardés. Le bas du tronc est englouti par le marbre sur un mètre et au dessus ce peuplier présente deux mètres de liège sur son tronc pour s’achever dans une florale de belles feuilles vertes. Certes l’arbre n’est pas un arbre. Le tout est une combinaison de marbre, d’écorce, de liège et de plastique qui, de loin, donne une très belle impression de jardin.

 

VIEILLE VILLE ET CAVIAR

Une visite à l’hôtel Forum s’impose en ce début de soirée.

Ce beau cinq étoiles, aux  prix exorbitants, affiche complet.

La charmante réceptionniste nous console par un bon petit chocolat suisse. Mon but n’étant point de loger mais de visiter. Les salons se suivent sans se ressembler et le manège des belles dames qui papillonnent de bar en bar est peut-être la seule note qui vous ramène à Bratislava. En quittant le casino de l’hôtel par le niveau supérieur on est happé par une large et sombre avenue.

A 22h, sagement, ce couple de vieux attend le tramway pour rentrer. Les rues se vident de plus en plus et nous voici enfin en haut de la vieille ville. De belles et hautes blanches arcades invitent à l’entrée d’un dédale de petites rues couvertes. Autour de chaque lampadaire les araignées ont tissé leurs vieilles toiles. Le pavé intact est aussi vieux que ces belles demeures oubliées par les hommes et par le temps.

En fin de ballade, on arrive vers trois ruelles très peu illuminées et curieusement animées. Je suis attiré par le nom de cet établissement “Kaviaren”. Eparpillés sur plusieurs tables, de jeunes couples de 25-30 ans boivent gentiment leur bière ou sirotent leur café. Mais de caviar point de trace. En Slovaquie, caviar veut simplement dire café et point de caviar pour aujourd’hui.

De partout de belles petites terrasses, très peu éclairées, reçoivent une sage clientèle nocturne avec calme et silence. A la sortie de cette vieille ville, ces mêmes terrasses de cafés donnent cette fois sur une énorme allée fleurie et la lumière se fait enfin un peu plus présente.

A notre table se joint Vivina, une charmante jeune médecin, qui du Centre de recherches de Lyon, en France, connaît tous les secrets.

N’est-elle pas en train de prêcher à travers Bratislava la consommation des aliments à fibres pour éviter certains cancers qui sont sa spécialité.

Ce matin, nous découvrons les grands magasins de Bratislava. Si les premières boutiques ne présentent que quatre paires de chaussures de la décennie passée, les grandes surfaces offrent des centaines de gadgets et ustensiles inutiles, propres à une société qui découvre  la consommation.

Le cristal de Bohême sera plus rare à trouver et les articles scolaires seront présents à chaque coin de vitrine, tout comme les marchands de glaces savoureuses.

 

LA SLOVAQUIE

Nous sommes dans un bien curieux petit pays d’Europe Centrale.

Coincée entre l’Ukraine, la Pologne, l’Autriche et la Hongrie, la Slovaquie compte 5 300 000 Habitants sur 49 000 kilomètres carrés, juste un peu plus vaste que la Suisse.

Le 17 décembre 1992 la Tchécoslovaquie est divisée en deux.

La Slovaquie récupère près d’un tiers du territoire et laisse de surcroît les plus grandes richesses à la Tchéquie composée de la Bohême et de la Moravie qui aura rapidement la chance d’élire un poète Nobel Vaclav-Havel, comme Président de la République. Les économistes de cette Tchéquie prônent des réformes radicales “à la polonaise” pour accéder à une économie de marché.

La Slovaquie, par contre, a une économie basée sur son aciérie et reste le parent pauvre de l’ancienne Tchécoslovaquie.

Près de 700 000 Hongrois et 150 000 Tsiganes vivent en Slovaquie , où le Président Roman Kovac  n’a ni le verbe, ni la poigne de son confrère présidentiel et voisin de Tchéquie.

Ce pays qui fût au sein même de l’empire Austro-Hongrois avait pour nom la Haute-Hongrie. C’est cette même Hongrie qui est aujourd’hui un des grands problèmes de la Slovaquie.

Les voisins Hongrois contestent fermement le détournement en octobre 1992 des eaux du Danube pour alimenter le barrage de Gabcikovo. 

Bratislava, ancienne Presbourg compte près de un demi million d’habitants et n’est-elle pas comme Kinshasa au Zaïre, une capitale qui s’étale sur la rive gauche d’un fleuve dont la rive droite appartient à un autre pays. A un kilomètre à peine de la capitale s’étalent les plaines de Hongrie et 20 kilomètres plus loin s’ouvrent les portes capitalistes de l’Autriche.

Avec un P.N.B. (Produit National Brut) de 1760 US $ par tête et par an, soit environ celui de la Tunisie, la Slovaquie est classée cent quatorzième sur 225 pays.

Une inflation de 25% et un taux de chômage presque aussi important freine son essor économique. Avec un appareil industriel désuet, comme cette aciérie V.S.Z qui emploie 25 000 personnes et qui continue de fonctionner à perte pour ne pas augmenter la masse des chômeurs mais qui augmente fortement hélas la pollution de la Slovaquie.

La puissance manufacturière est importante et la valeur marchande du

tissu industriel est nulle.

La chasse, tout comme les sports d’hiver, attire beaucoup de personnes. Le cerf, le chevreuil, le sanglier, le mouflon et le daim sont abondants dans les montagnes slovaques. Les montagnes Tatras qui donnent leur nom à plus d’une compagnie d’assurance, de banques et de commerces sont comme Les Carpates,  des lieux prisées pour la chasse et le ski.

Les daims de Slovaquie n’occupent-ils pas la deuxième place au monde?

Le chasseur vigilant saura aussi trouver des ours, des renards, des loups et des lynx, sous la houlette de Saint Hubert, le patron des chasseurs.

 

RETOUR A VIENNE

 

A la gare routière de Bratislava, c’est un grand et confortable pullman rouge qui nous attend pour regagner l’Autriche. La visite de mon114 è pays s’achève rapidement hélas et mon périple reprendra à l’aéroport de Vienne, où une blanche petite voiture me permettra de traverser l’Autriche en un seul jour pour rejoindre la ville de Maribour, dans un autre nouveau pays, la Slovénie, partie de la défunte Yougoslavie en sang et en larme dans son coeur meurtri de Bosnie-Herzégovine.

Le chauffeur de bus demande à ses passagers disciplinés leur nombre de bagages déposés dans la soute du car et leur fera payer 12 shillings par bagage déclaré. A chacun  de divulguer le nombre exact de bagages, tout comme en Autriche, pays ordré et policé.

Une semaine plus tard, à Vienne, sur la Kaertner Strasse, au milieu du Graben et sous une fine pluie battante, s’envole une mélodie.

Debout sur la pointe des pieds, moulée dans un body bleu fleuri à moitié caché par une fine jupe de toile, Tatiana vibre aux octaves de chaque bribe de musique de Mozart, Heiden, Strauss ou Mahler. Son jeune compagnon égrène une guitare qui ne masque point le violon de Tatiana. L’assistance vibre d’Amour et d’Emotion. La fougue de cette étudiante en troisième année de droit,  qui vient jouer tous les samedis soirs à Vienne sur le Graben pour se faire un peu d’argent n’a d’égale que la sensibilité, la noblesse, la passion et l’art de ce grand Peuple Slovaque.

Le souvenir de ce violon et de sa savoureuse musique sont peut-être l’espoir d’une Slovaquie qui finira par rattraper la puissante soeur Tchéquie et qui donnera enfin à son peuple pareil bonheur, tout en gardant cette profonde sensibilité et culture propres à cette région du monde.

 

                                                                                                                                                                                          

                                                                                                                                                                                             Rached TRIMECHE

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