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Au Lesotho

Royaume des Cieux

 

 

 

Par Rached Trimèche

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Maseru. (1998). Du seul sommet des non- alignés auquel j’ai assisté, à New Delhi en 1983, il me reste quelques images indélébiles : la petite bonbonnière en jade que m’a gracieusement offerte Indira Gandhi, les images d’Agra et de Jaipur et ce surprenant visage jovial du corpulent roi du Lesotho qui occupait à lui seul deux sièges parmi les soixante-dix-sept chefs d’Etat et de Gouvernement présents.

 

Le voyage commence en fait ailleurs. Trois jours et trois nuits sur le chemin du Lesotho pour traverser du Nord au Sud un véritable paradis terrestre, une des surprises de ce pays- continent qu’est l’Afrique du Sud ; il s’agit de son parc national, le Kruger Park, qui s’étire langoureusement entre le Zimbabwe au Nord et le Lesotho et le Mozambique au Sud. Paul Kruger, premier Président de la République Sud-africaine (ZAR) en 1883, créa, douze ans plus tard, le plus célèbre parc naturel de la planète qui recouvre aujourd’hui prés de deux millions d’hectares, soit la superficie du Pays de Galles, avec un parfait réseau routier de 2 400 kilomètres .

A part ses « cinq grands » (lions, éléphants, buffles, léopards et rhinocéros noirs), on recense au Kruger Park 137 genres de mammifères, 500 espèces d’oiseaux et plus de 100 variétés de reptiles. C’est ainsi que près d’un million de visiteurs par an découvrent, entre autres animaux, quelque 100 000 impalas, 33 000 zèbres, 20 000 buffles, 8 500 éléphants et 2 500 rhinocéros noirs.

3 525 employés permanents maintiennent 24 camps en parfait état de fonctionnement et bichonnent toutes ces grosses bêtes comme des bébés.

Bien qu’il soit strictement interdit de baisser les vitres de sa voiture et encore moins de quitter son véhicule, je n’ai pu m’empêcher de le faire pour photographier le cou d’une girafe, la queue d’un singe qui s’installe sur le toit de notre voiture ou la béante gueule d’un crocodile qui quitte son marigot. N’était-ce, un matin à l’aube, le rugissement d’un lion mal réveillé, je serais déjà une proie matinale toute trouvée. Je revois encore le visage livide de mon compagnon de route déchiré par un horrible dilemme : dévaler une colline de 30 mètres, armé d’un bâton pour éloigner le lion, klaxonner pour faire fuir la bête ou alors foncer sur le fauve avec le véhicule pour essayer de me sauver la peau. Mais l’ami était comme anesthésié et figé sur place. Le hasard arrangea les choses. Dieu merci, le lion mal réveillé semblait n’avoir cure de ce festin écervelé qui s’offrait à lui. D’après les statistiques, plus de la moitié des lions du Kruger Park ont déjà goûté à la chair humaine...

Nous quittons cet éden à Moravia pour rejoindre la N4. Toute une journée de route pour arriver enfin à Bethlehem, au cœur de l’Afrique du Sud et au nord du Lesotho. Le passage devient de plus en plus montagneux et aride. Notre premier point frontalier est à Ficksburg. C’est de nouveau la soif qui nous fait quitter notre véhicule de location pour affronter la queue qui se fait déjà longue devant ce magasin d’alimentation. Une trentaine de Noirs longilignes, hirsutes et virulents, coiffés de gros bonnets en laine multicolore, se bousculent à qui arrive le premier face à un guichet barricadé de fer forgé. Derrière ce guichet, un jeune Blanc plantureux en chapeau de cow-boy repère rapidement ces deux visiteurs insolites à qui il ouvre une petite porte latérale pour leur permettre d’accéder à son antre. A peine entrés, deux blancs sud-africains nous demandent, revolvers au poing, de lever bien haut les bras pour une fouille en bonne et due forme. Ils endossent rapidement un sourire amical et nous proposent même un « drink collectif » tout en écoutant attentivement nos histoires voyageuses.

C’est que l’ère Mandela touche à sa fin et que les trois problèmes de fond ne sont guère résolus malgré la fin de l’apartheid, ou développement parallèle des races : les écoles et les hôpitaux restent payants et la sécurité est absente. Environ 90% des 45 millions de Sud – Africains sont noirs, quasi illettrés et pratiquement en chômage constant. La quadrature du cercle est parfaite. Actuellement, Johannesburg n’a plus le monopole de la haute criminalité. La ceinture de Cape Town par exemple abrite des milliers de délinquants et de criminels de toute espèce.

En 3 184kilomètres de route, nous fûmes braqués deux fois aux aurores naissantes et avons croisé moult personnages qui se servaient de leurs pistolets comme d’un vulgaire stylo à bille. On tue sans savoir pourquoi et l’on est tué sans aucune raison. Que deviendra ce pays- continent digne pourtant de la Californie, de l’Australie et du Canada ? Cinq millions de blancs aux gènes anglo-germano-hollandais sauront-ils conjuguer l’après apartheid et seront- ils acceptés par cette masse déferlante qui lutte pour la survie ? Pourra-t-on enfin pardonner les abus de l’apartheid ?

 

ARRIVEE AU LESOTHO

Une frêle barrière de bois peinte en rouge et blanc face à un policier somnolent indique l’entrée du Lesotho. Les formalités sont brèves à la vue du précieux visa que nous arborons sur nos passeports. Rapidement, la richesse et le luxe de l’Afrique du Sud font place à une route montagneuse peu asphaltée, aux béants nids-de-poule. Nous voici enfin au Royaume des Cieux, au Lesotho !

Le passage est surprenant. La flore de l’Afrique australe représente 10% de la flore mondiale. Le Lesotho arbore fièrement ses forêts montagneuses. Les acacias, les épineux, les mimosas à longues épines et le magnolia parasol couvrent la partie basse du pays. Les euphorbes et les aloès ont d’étranges feuilles charnues. On est surpris de rencontrer géraniums, glaïeuls, marguerites, iris, prothéas et arums à l’état sauvage.

A la lisière occidentale du Lesotho, la région du haut Veld est hérissée de monticules escarpés dépourvus d’arbres, contrairement aux vastes plantations de pin et d’eucalyptus des environs de Pigg’s Peak, au nord. Les vieux marécages infestés d’anophèles, moustiques femelles transmetteuses de paludisme, sont en train de se transformer en plantations de canne à sucre. On recense en outre au Lesotho 280 espèces d’oiseaux. L’aigle de verreaux, la buse variable et le vautour chassefiente sont des rapaces de fière allure qui approchent facilement le passant. L’ibis du cap, ou Geronticus calvus, niche dans les crevasses des escarpements. Sa tête rougeâtre et chauve et sa face blanche ont-elles inspiré le créateur des hôtels « Ibis » qui accueillent souvent les voyageurs vadrouilleurs ? Quant à la pêche, c’est la truite qui est la plus courue dans les rivières et les lacs artificiels, de septembre à mai de chaque année.

D’une superficie de 30 350km², soit à peu près celle de la Belgique, le royaume du Lesotho est complètement enclavé au sud – est de l’Afrique du Sud. Il ne compte que 2,2  millions d’habitants. Ses remparts naturels sont formés par la chaîne du Drakensberg (la Montagne du Dragon) et les monts Maloti. Ses habitants, les Basuto, trouvent ainsi un refuge stratégique et salutaire pour fonder une nation et contrer l’envahisseur blanc. Sur des plateaux volcaniques, comparables au Massif central, pointe le mont Thabana Ntlenyana, à 3 482 m.

Avec ses généreuses et belles montagnes, le Lesotho est un parfait château d’eau. Un véritable atout dont jouit une partie de l’Afrique australe, souffrant souvent de sécheresse.

L’ethnie sotho vivait bien en Afrique australe dés le Xe siècle. Sa langue, le sesotho, en fit un embryon de nation. Dans ces montagnes, deux ethnies parallèles, les sotho au nord et les Tswana à l’ouest, forment au XVIe le Lesotho. De petits royaumes naissent et éclatent au gré des guérillas et des captures du bétail du voisin. Moshoeshoe le Grand défend son peuple à Thaba-Bosiu, au sommet d’une montagne imprenable. C’est ainsi que naîtra, en 1860, le Basutoland, un pays riche déjà de 150 000 âmes. Allié au gouvernement britannique du Cap puis directement avec Londres, le roi Moshoeshoe établit un solide traité avec les Boers. A sa mort, en 1870, les Britanniques indexent ce Basutoland à leur colonie de Cape Town.

Devenu protectorat britannique, le Lesotho ne sera pas intégré à l’Union sud-africaine et gardera, en 1910, sa particularité de royaume avec une assise de pays. Ce n’est qu’en 1960 que les Britanniques lui accordent son autonomie interne. Six ans plus tard, le 4 octobre 1966, l’indépendance est proclamée. Suivent une série de coups d’Etat au sein de cette monarchie parlementaire. C’est un de ces soubresauts qui dépose, en 1990, mon ami le roi, rencontré à  New Delhi, par le Général Jonathan. Le prince Mhato Seeisa succède au roi et devient Letsie III. Cinq ans plus tard, Letsie III abdique en faveur de son père qui rétablit un tant soit peu le calme au Lesotho après un an d’agitation. Moshoeshoe II meurt l’année suivante dans un accident de voiture et permet ainsi à Mohato Seeisa d’accéder à nouveau au trône royal sous le même nom de LetsieIII.

Les manifestations populaires commencées en 1995 avec, en tête, les policiers et les fonctionnaires ne s’arrêtent pas. La grogne est la rogne sont le lot des fonctionnaires mal payés et des citoyens en quête de travail. Plus tard, en novembre 1998, éclatera une rage populaire qui mettra Maseru à feu et à sang. Bien souvent en Afrique, le nom partage des richesses entre les électeurs et les élus se termine dans un bain d’horreur. La stabilité politico – économique du Lesotho est hélas précaire.

 

EMPREITES DE DINOSAURES

Leribe est une petite bourgade qui ne garde plus rien d’un centre administratif britannique mais qui préserve jalousement la Tour du major Bell, vieille de plus d’un siècle. Une heure de sentiers et de lacets à la recherche d’un hameau limitrophe, Tsikoane. Impossible de trouver les grottes où seraient encore marquées les empreintes de dinosaures. Longeant la rivière Subeng, nous percevons un grondement humain qui s’amplifie rapidement. Au bout d’un kilomètre dans une vallée perdue, nous découvrons une centaine de personnes formant un cercle, chantant, criant et dansant. Une dizaine d’hommes filiformes, hirsutes et aux torses bariolés de noir et de bleue portent chacun un gros bâton en forme de totem dont le bout est paré d’une épaisse chevelure paraissant humaine. Les sorciers ou derviches du village sont en transe. Les vieilles dames édentées et ratatinées poussent des youyous stridents et sinistres. Les jeunes garçons à la pupille dilatée, aux pieds nus et aux haillons miséreux poussent des cris de gloire qui percent les tympans. Quant aux hommes, ils sont comme statufiés par cette cérémonie digne du plus grand vaudou de « Bahia do todos los Santos » de mes 20 ans.

Sans trop savoir comment, je me vois précipité au centre de l’arène. Muni d’un bâton venu du ciel, je prends aussitôt part à la danse de ces indigènes possédés. Il a fallu deux longues petites minutes pour que la première de ces vielles dames commence à ameuter la foule l’incitant à lacérer l’intrus. La réaction est fulgurante. Trois hommes maigrichons et musclés brandissent leurs couteaux longs et effilés avec la ferme intention de me transformer en côtelettes humaines. La parade est impossible. La foule est nombreuse. Nous sommes à des années-lumières des salons douillets de Munich, d’Oslo ou de Washington. Cette profonde Afrique ancestrale et rituelle refuse l’intrus qui souille par sa présence et par sa danse profane une cérémonie sacrée. Quarante- cinq longues secondes de panique.

La solution vint toute seule dans la lumière amusée de cette dizaine de pupilles de jeunes garçons de douze ans. Intrigués par ce curieux personnage, ils essaient de lui parler. La quarante-sixième seconde est déjà celle d’une amitié naissante qui transformera cinq de ces garçons en bouliers humains pour me libérer de cette foule et me permettre de rejoindre daredare et à reculons notre petite voiture de location. Je leur distribue rapidement des biscuits au chocolat dénichés dans la boite à gants et remercie vivement, avant que la foule ne réalise que sa victime a déjà disparu.

 

ECONOMIE

Le Lesotho fait partie des pays les plus pauvres du Monde. Il est classé 161e sur 226 avec un PNB de 700$US par tête et par an, soit presque le tiers de celui de la Tunisie. L’érosion est le problème crucial du pays dont la terre arable se dégrade à vu d’œil. L’ensemble des produits alimentaires est ainsi importé d’Afrique du Sud qui reçoit à son tour la main –d’œuvre du Lesotho. Le gigantesque « Highlands water project » vise à construire une vitale série de barrages sur le fleuve Orange. Le Lesotho vendra ainsi une précieuse électricité à l’Afrique Sud voisine. Ce véritable château d’eau trouve ainsi sa planche de salut avec la maîtrise, en 2020, de 6 millions de m3 d’eau vendus par jour à l’Afrique du Sud. La construction de 340 kilomètres de tunnel et de 300 kilomètres  de route est prévue dans le cadre de ce gigantesque projet.

Sans ressources minières, à part quelques traces de diamant récemment découvert, le Lesotho pratique surtout l’élevage avec deux millions d’ovins, un million de caprins et 650 000 têtes de bovins. L’animal le plus surprenant est certainement le cheval. A doubler sur les routes du Lesotho tel ou tel cavalier enveloppé dans un vaste poncho rouge-brique et dévalant une colline à bride abattue sur un pur-sang, on se croirait en pleine pampa argentine. L’exception équestre africaine est en effet au Lesotho. C’est peut-être le seul pays d’Afrique noire où l’on enfourche son cheval à tout bout de champ. Je me souviens encore de cette route poussiéreuse longeant un marécage, à la sortie de Maseru. Deux hommes noirs et barbus, à moitié cachés sous de haut chapeaux et emmitouflés dans les ponchos sud-américains, surgissent au milieu de la route en nous faisant plus de peur que de mal. Leur allure élégante et souple est celle de cavaliers experts et endurcis. Leur couvre-chef, plus connu sous le nom de morokolo et dont la forme rappelle la colline Qiloane, non loin de la forteresse de Moshoeshoe Ier, est un chapeau conique surmonté d’une curieuse parure. Il constitue un élément caractéristique du costume basuto. Robuste et docile, le cheval du Lesotho est en fait un poney à la démarche assurée, fruit d’un croisement entre les vigoureuses montures européennes et les petits chevaux javanais. Ce poney est le mode de déplacement idéal pour les villageois de ces montagnes verdoyantes.

Le Lesotho jouit enfin d’un des plus grands taux d’alphabétisation d’Afrique et a une monnaie indexée au rand sud-africain. C’est ainsi, qu’un loti est équivalent à un rand, à l’instar du CFA par rapport au franc français ou du dollar des Caraïbes par rapport au dollar US, avec chacun son taux de conservation.

 

BLOC DE GLACE

Le roi n’est pas le roi et le fils du roi est vraiment roi. Tout cela pour dire que le roi du Lesotho que j’ai connu à New Delhi n’est plus de ce monde et que son fils refuse de me recevoir sans rendez-vous préalable. A quelques centaines de mètres de ce palais, une trentaine de blondes tignasses riant et gesticulant dénotent  par leur couleur et leur verbe châtié. Le plus curieux est ce gros bloc de glace de 60 cm de hauteur sur lequel est assise une charmante demoiselle en micro jupe blanche. La foule est hilare et la fille sourit nerveusement. La suppliciée paie sa rançon. Le bloc de glace résiste à son charme. Elle doit passer 60 secondes dans cette position. L’explication est fort simple. Pierre Mazars, médecin globe-trotter, aujourd’hui gérant de l’hôpital principal de Maseru et futur Cigéviste, nous explique le principe de ce jeu devant un bon gin tonic qu’il nous sert à l’orée de la ville, dans son salon aux couleurs asiatiques. Les étrangers, Européens en majorité, se réunissent tous les samedis après- midi pour une course aux obstacles. Plus leur classement est défavorable, plus long sera le séjour sur la glace.

Il est déjà 21h. Trop tôt pour chercher un gîte pour la nuit et presque trop tard pour quitter le pays. L’attrait de la ville sud-africaine de Durban au bord de l’océan Indien est le plus fort. Les formalités douanières et policières sont aussi rapides que celles de l’entrée. Le changement est brusque. Cette autoroute qui va vers la grande et belle station balnéaire de l’Afrique du Sud est déjà à des années-lumière du Royaume des Cieux. Le souvenir du Lesotho nous tiendra compagnie jusqu’aux matines sonnantes.

A l’entrée de Durban, au charme californien, une foule nerveuse et hétéroclite nous accueille. Nous sommes déjà bien loin du si charmant Lesotho ancestral.  

 

 

Rached Trimèche

    (Maseru – février 1998)    

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