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Turks and  Caicos

Le ballet des baleines à bosse

                                                                 

Par Rached Trimèche

www.cigv.com

 

 

 

Cockbum (février 1999). Quelle idée saugrenue que de vouloir commencer l’année dans un archipel du bout du monde, lové entre le sud des Bahamas et le nord de la Isla Hispaniola que se partagent la République Dominicaine et Haïti ! Quelle idée biscornue que de vouloir s’assurer une place d’avion entre Puerto Plata, au nord de la République Dominicaine, et Providenciales dans l’archipel de Turks and Caicos !

 

Vingt quatre heures avant mon départ, il m’était encore impossible de joindre mes deux pays par un quelconque avion et je me résignais déjà à abandonner la découverte de mes îlots de Turks et Caicos (Turks and Caicos Islands ou TCI). Malgré toutes mes relations, je n’arrivai pas à trouver une seule personne en République Dominicaine qui pouvait me réserver une place d’avion entre ces deux pays. Aucune agence de voyages, ni en Tunisie, ni en France, ne pouvait m’assurer ce service.

Une partie du mystère s’éclipse par l’arrivée d’un fax en provenance de New York, la veille de mon départ. Un ami me propose de quitter Saint-Domingue en République Dominicaine pour aller à Miami puis redescendre à Providenciales. Cette solution est bien réelle, mais elle coûte aussi cher que la traversée de l’Atlantique. Il est déjà 17h30 et je dois quitter mon bureau dans deux heures. Un autre fax providentiel arrive de Paris. La compagnie aérienne SKYING relie effectivement Puerto Plata à Providenciales pour la modique somme de 200 US$. Je n’ai plus aucune envie d’abandonner. Mais comment faire pour réserver une place sur ce vol ?

Il n’est certes pas question d’arriver à Puerto Plata sans être confirmé sur le vol suivant qui relie la République Dominicaine à TCI, les avions ne comptant que douze places. C’est mon bel « agenda 99 » qui me sauve. Ce présent de l’Ambassade de France est riche de mille et une informations dont les adresses des Chambres de Commerce françaises à travers le monde. Dix minutes plus tard, j’envoie un fax à la Chambre de Commerce franco-dominicaine, demandant au responsable, « au nom de la langue française qui nous est commune », de me mettre en contact avec une agence de voyages locale afin de réserver une place d’avion sur TCI. Le hasard, ce soleil à mille feux, m’aura encore aidé. Une heure plus tard, le fax crépite à nouveau et laisse jaillir un heureux message : Contactez Mlle Vanessa, Directrice de l’agence Turinter à Puerto Plata, qui vous a déjà réservé une place d’avion sur le vol souhaité ! L’étoile des Voyageurs ne se ternit jamais et la chance viendra toujours à leur secours en temps voulu.

Onze avions pour aller de Tunis à TCI revenir. Onze raisons de remettre en question et de se maudire par tous les noms face à ces interminables attentes dans des aéroports du bout du monde. Plus de trente-six heures d’un trait pour arriver à Grand Turk. Mais le jeu en vaut vraiment la chandelle. Mon 151e pays me réservera plus d’une surprise.

 

LES ANTILLES

 

Comme de partout aux Caraïbes, chaque île des Antilles prétend être la première découverte par Christophe Colomb. On me présenta, dans cinq des vingt-quatre pays des Caraïbes, une belle plaque en bronze arborant le même texte : « C’est ici que Christophe Colomb aborda la première terre du continent américain ». Haïti, la République Dominicaine, Cuba, la Barbade et les îles Turks & Caicos se disputent ce trophée. Ce même Christophe Colomb serait arrivé un matin d’automne face à l’île de Turk. À bord d’une légère embarcation, ses matelots partent vers la terre ferme à la recherche d’eau douce et de fruits. Au bout de deux petites heures, l’un d’eux revient tout congestionné, bégayant et répétant à qui veut bien l’entendre qu’il a rencontré des Turcs sur cet îlot. Christophe Colomb lui intime l’ordre d’aller ramener à bord un de ces Turcs. Aussitôt dit, aussitôt fait, et à notre amiral-voyageur de découvrir que le Turc en question n’est autre qu’un cactus géant dont la fleur ressemble étrangement à un fez turc. C’est dans l’hilarité générale que l’îlot est baptisé Turk. Le mot caicos dérive par contre de l’espagnol Cajos signifiant « îlots ».

La dérive des continents et la théorie des plaques tectoniques expliquent la naissance des Antilles situées sur une véritable zone de fracture entre la plaque océanique et la plaque caraïbe qui ont la fâcheuse tendance à chevaucher. Les différents volcans en Martinique, à Montserrat et ailleurs en sont souvent la triste preuve. À TCI, le climat est tropical avec des températures comprises entre 20 et 30°C toute l’année, rafraîchi par une douce brise marine. Deux grandes saisons caractérisent ce climat : le carême et l’hivernage. Le carême est une saison sèche qui s’étend de novembre à juin, celle du grand tourisme. À la mi-juin commence l’hivernage et la période des pluies mais avec des précipitations qui ne durent que quelques heures l’après-midi. Arrosé par tant d’eau bienfaitrice, la végétation tropicale devient presque équatoriale. Les cyclones se font nombreux en cette saison. Mitch, le dernier de ces tueurs, a hélas dévasté plus d’un foyer et ruiné plus d’un espoir.

Depuis l’arrivée des conquistadors espagnols sur les plages de Christophe Colomb au XVIe siècle, plusieurs espèces animales des Antilles ont presque disparu tels le curieux lamantin, rongeur. Plus d’un poète a comparé à juste titre la nature antillaise au jardin d’Eden. L’exubérance de la flore donne à ces îles un attrait paradisiaque. Douze mois de soleil et d’eau font de ce jardin une serre tropicale. À TCI, la mangrove hante les zones marécageuses auprès de somptueuses fougères et laisse la grande terre aux arbres fruitiers et aux plantes nourricières. Ici, les flamboyants ont le même éclat qu’à l’îlot de Montserrat ou aux collines de Port-au-Prince de Haïti. Les bougainvillées, les alamandas, les balisiers, les bambous et les anthuriums constituent la décoration naturelle de toutes les rues.

 

LE CACTUS AU FEZ ROUGE

 

À 150 km au nord de la République Dominicaine et à 100 km au sud de l’archipel des Bahamas vivent, sur une trentaine d’îles et îlots d’une superficie totale de 430 km², près de  16 000 insulaires dont seuls 8 000 sont des autochtones. Les gros avions ne peuvent atterrir à TCI que depuis à peine cinq ans. Tout est nouveau, des aéroports aux hôtels en passant par les grandes surfaces. Bien que protégé par la couronne britannique, ce pays n’a ni monnaie anglaise, ni monnaie locale et ne connaît pour ses transactions quotidiennes que le dollar américain. C’est dire que le véritable cordon ombilical n’est pas relié à Londres mais à la proche Floride.

Depuis sa découverte officielle en 1512 par l’explorateur espagnol Juan Ponce de Léon, cet archipel reste inhabité jusqu’en 1678, date à laquelle des Bermudiens commencent à développer l’industrie du sel. Les îles Bahamas voisines s’approprient ainsi l’archipel qui finira par être annexé en 1873 à la fougueuse Jamaïque voisine jusqu’en 1965. À l’indépendance de la Jamaïque en août 1962, le premier satellite, soit les îles Caïmans, refuse son autonomie et demande à rester colonie anglaise. L’archipel de Turks & Caicos en fera de même et conservera son entité coloniale.

Jusqu’en 1973, hier pour ainsi dire, le Gouvernement des Bahamas était encore celui de TCI. Aujourd’hui, c’est notre ami cigéviste Sir John Kelly qui est le Gouverneur représentant de Sa Très Gracieuse Majesté la Reine d’Angleterre. La couronne anglaise, contrairement à la française, à l’espagnole et à la portugaise, conserve encore, à l’aube de l’an 2000, plusieurs dépendances qui portent le nom de colonie : TCI, Montserrat, les Iles Caïmans, les Iles Vierges Britanniques (BVI), les Bermudes, Anguilla et les Malouines (Falkland) en Amérique, Sainte-Hélène en Afrique, Pitcairn en Océanie, Gibraltar en Europe ainsi que l’Antarctique, ce coin perdu au sud polaire, partagé entre douze nations. Hong Kong retrouva cependant sa Chine mère en 1996. Ces onze colonies font ainsi directement partie du Commonwealth qui, outre le Royaume-Uni (Angleterre, Ecosse, Pays de Galles et Irlande du Nord), compte cinquante-deux autres Etats ainsi qu’une dizaine de territoires –tels que Tokelau et les lointaines Iles Cocos.

Henry Saunders, mon seul contact à TCI, m’attend sur le tarmac de l’aéroport de poche de Grand Turk en chemise-cravate sous une chaleur tropicale (en février !). À l’aéroport précédent, Henry m’avait déjà envoyé son émissaire, le Président du  Kiwanis Providenciales, pour s’assurer que j’étais à bord du vol de la compagnie SKYING en provenance de Puerto Plata et que je prenais bien un autre avion pour Grand Turk. En vingt minutes de voiture, nous avions déjà parcouru la moitié de l’île pour nous arrêter face à une grande maison coloniale vêtue d’un élégant toit bleu. L’allée de cet hôtel est recouverte de sable fin et blanc. La réceptionniste, métisse et silencieuse, me tend son registre pour y inscrire mon nom et le nombre de nuits à passer. Uniquement. Avec le même mutisme, elle me confie un énorme porte-clés bleu en forme de perroquet.

Un petit couloir débouche sur un véritable jardin exotique hérissé de ces fameux cactus au fez rouge. Je comprends mieux l’émotion des premiers marins espagnols face à cette plante curieuse. La porte de la chambre n°5 n’est qu’une gigantesque moustiquaire qui laisse entrevoir un petit salon en rotin. Un havre de 6 m² à peine, orné par une vingtaine de conques, ces gros coquillages de vingt-cinq centimètres de long, au fond nacré. Une deuxième porte, en bois cette fois, permet d’accéder enfin à la chambre. Une chaise, un lit, un téléviseur, une table de nuit et un ventilateur. Là s’arrête le luxe d’un des hôtels les plus chics de Grand Turk. Trois minutes pour ouvrir ma sacoche de voyageur, déballer mes chemises et rejoindre Henry qui m’attend face à cet insolite hôtel de dix-huit chambres.

Nous longeons la place sur une  centaine de mètres pour arriver sur une terrasse de café reposant sur de vieux pilotis plantés dans l’océan. Une bière  bien fraîche cristallisera la fin de cette longue course vers TCI. L’air est sec malgré la proximité de la mer. Le soleil rougeâtre est déjà à fleur d’eau. De sympathiques vaguelettes nous invitent à les suivre. Cette eau si calme de l’océan Atlantique, de l’autre côté de la mer des Caraïbes, cache un des plus grands  mystères de la planète. Là, face à nous, s’ouvre le Colombus Passage, la plus profonde fosse de l’océan que les habitants appellent le « mur ». À quatre-vingt mètres de notre terrasse, là où l'on a presque encore pied, s’ouvre subitement une fosse de 8 000 feet de profondeur, soit près de trois kilomètres. Cette eau profonde ramène à la surface les richesses minérales des tripes de l’océan, attirant ainsi une exceptionnelle faune maritime. Les baleines à bosse qui font le voyage de l’Arctique sont-elles sécurisées par cette fosse pour avoir élu leur domicile conjugal au large de Turks & Caicos ? Le lendemain, le décalage horaire aidant, je retrouve cette ravissante plage au lever du soleil, vers 5h 30 du matin. L’eau n’est pas très froide et le sable est toujours aussi blanc. Une luminosité extraterrestre fait de chaque buisson un tableau de Gauguin. Chaque matin, jusqu’à 9h, heure où les braves commencent leur travail, je profite de près de trois heures de marche en changeant d’axe à chaque voyage. Cette première matinée est riche en rencontres. Une plaque mauve arbore un texte alléchant : Propriété Coralie, for sale. Sous une épaisse végétation pointe une maisonnette délabrée. L’inquiétant est cette cacophonie assourdissante qui nous envahit. Je n’en crois pas mes yeux. Une quarantaine de chats et une dizaine de chiens hurlent ou chantent à la vue d’une ombre furtive et féline. Elle est jeune et blonde. Aquina, vétérinaire stagiaire, a quitté Toronto la canadienne depuis six mois et tient bénévolement ce chenil de Grand Turk. Dès dix heures, ce sosie de Meryl Sreep endosse sa robe de Mère Teresa pour aller au secours des chats et des chiens battus. En fin de journée, elle change encore de tenue pour une courte et belle blouse blanche. Elle saura stériliser tous ses pensionnaires qui ont perdu leur maître et elle refusera toute injection qui pourrait « aider » ses patients.

 

CHEZ LE GOUVERNEUR

 

En bras de chemise et pantalon de flanelle, une coupe de champagne à la main, John Kelly, le gouverneur de TCI, nous reçoit à bras ouverts dans sa belle résidence en bord de mer. Des cordias en fleurs, aussi beaux que les flamboyants mais avec des feuilles plus épaisses, forment une haie d’honneur aux invités. Sur l’île de Grand Turk où est installé le gouvernement, on ne parle que de cette réception qu’offre le gouverneur en l’honneur de celui qui vient de loin. Les médias sont également présents à cette agréable soirée antillaise. Le gouverneur met tout le monde à l’aise et convie tout un chacun à un somptueux buffet chaud où le rhum coule à flots. En fin de soirée, j’arrive à « kidnapper » le gouverneur dans ses salons. L’interview est très riche :

« Certes, notre petit pays est un véritable paradis. La vie y est douce et langoureuse, la sécurité absolue, le chômage inexistant et le confort à la portée de tous. Mais face au gigantesque boom économique et au déferlement touristique, Haïti, qui est aujourd’hui un des pays les plus pauvres du monde, nous envoie quotidiennement des boat people, et nous comptons à ce jour quelque 3 000 illégaux entre Haïtiens et Dominicains. Notre second problème est la diminution de l’apport financier anglais depuis que le tourisme prospère. Nous avons accueilli 110 000 touristes l’an passé, soit près de huit fois notre population. Le secteur privé est florissant avec des importations strictement américaines vu notre voisinage. Toutefois, la cherté de la vie fait que certains sont obligés d’exercer une seconde profession. Notre troisième problème est la taille du pays qui en fait un véritable village où la politique prend des proportions exagérées. Nous sommes en ce moment en pleine période électorale et les médias présentent tous les partis de l’archipel avec la même passion. Notre dernier problème, mais non des moindres, est hélas le sida qui commence à, s’infiltrer avec les incontournables Haïtiens voisins. Face à une telle situation, nous ferons comme aux Bermudes où j’ai été moi-même gouverneur adjoint : nous aurons encore plus de lois et nous donner donnerons encore plus d’importance à l’off-shore qui est sous ma propre responsabilité.

L’avènement de l’euro et de la grande Europe nous pousse à changer de politique en Grande-Bretagne. Le 15 mars de cette année, nous adopterons la terminologie française avec ses DOM et ses TOM. Nos colonies porteront désormais le nom de overseas territories. Les habitants de notre archipel seront automatiquement Anglais à cent pour cent et par conséquent Européens. À l’aéroport de Londres par exemple, ils ne seront plus traités comme venant des colonies mais comme citoyens britanniques à part entière. À l’instar des Iles Vierges Britanniques (BVI), des Iles Caïmans et des Bermudes, nous deviendrons une forte place financière et un véritable refuge fiscal. Il suffira d’investir 250 000 US$ (contre 500 000 US$ à BVI) pour obtenir une résidence permanente à Turks & Caicos et, après quelques années, la citoyenneté britannique et donc européenne. Avec un PNB (Produit National Brut) de             7 000 US$ par tête et par an (autant que Malta), notre pays est classé 62e sur 226 pays. Le tourisme représente 40% du PNB et profite surtout à l’île de Providenciales. Le Club Med et le Ramada sont les premières chaînes du pays. C’est un tourisme de haute qualité, avec une nature généreuse, romantique et unique. Les banques off-shores et la pêche sont les deux autres pôles principaux de notre économie ».

Plus tard, mon ami Henry, cadre au Ministère des Finances et néanmoins Kiwanien, m’expliquera qu’avec uniquement 20 000 US$, il est possible de créer en trois jours une société anonyme basée à TCI. Il suffira de payer 1 000 US$ de frais d’avocat et 275 US$ de taxe pour être Président de cette société qui peut n’être composée que de deux personnes et qui sera exempte de tout impôt. 16 000 sociétés off-shores existent à ce jour à TCI et sont représentées par de grands cabinets d’avocats ou par intermédiaires. Tout cela procure au pays une croissance économique de 13%, soit cinq fois plus que la moyenne européenne !

 

LES BALEINES À BOSSE

 

Trois kilomètres de sable blanc à la recherche de coquillages tous aussi beaux les uns que les autres. Loin du tourisme bruyant de Providenciales, seul 1% des touristes de TCI viennent vers Grand Turk avec un but unique : plonger dans le silence des plages et dans les profondeurs sous-marines aux abords de la fosse océanique. Il est déjà sept heures et les pêcheurs envahissent la longue promenade. En bout de chemin, devant une modeste maison en bois, un enfant de quatre ans, le torse nu et le sourire aux lèvres, me tend son ours en peluche. Cette amitié naissante attire rapidement la maîtresse de maison. À la terrasse de cette petite villa, des platãnes ou grosses bananes frites nous sont servies avec des tranches de jambon cuit et des œufs au plat, le tout arrosé par un délicieux café au lait.

Maria est dominicaine. Elle attend patiemment décembre 99 pour boucler sa dixième année de séjour à TCI et obtenir enfin un permis de résidence qui lui procurera une si précieuse citoyenneté britannique. Elle devra cependant payer 1 500 US$. Elle se souvient encore de cette vieille barque bleue où douze marins furtifs fuyaient de nuit la ville de Puerto Plata vers cette colonie anglaise tant convoitée. À cette époque,  Grand Turk n’avait pas d’aéroport et ne comptait qu’une vingtaine de voitures. À la force des bras et avec un compagnon marin pêcheur, elle réussit à construire cette maisonnette en divisant sa journée en trois tranches : jusqu’à treize heures, elle fait le ménage dans une école, l’après-midi chez un grand dignitaire et le soir, en tablier et coiffe, elle sera à la disposition de la maison qui offre une réception. Bonne chance à Maria et à Juanito, cet adorable garçon à la peluche grise.

Les matinées se suivent et ne se ressemblent pas. Chaque matin, entre six et neuf heures, je fais de nouvelles connaissances en rendant visite aux insulaires chez eux. Un jour, c’est Arabella Smith qui m’invite à un petit déjeuner dans son jardin. J’apprendrai plus tard qu’elle est en tête de liste des élections du XXIe siècle du PNP (Progressive National Party), le parti de l’opposition. Un autre matin, c’est Madame le Ministre de l’Education, du Sport et de la Jeunesse qui me reçoit avec sa file de treize ans dans un jardin tropical pour un brunch prolongé. Les journées sont riches en surprises dans ce pays de calme, de béatitude et de langueur…
Nous sommes sur le pied de guerre toute la matinée, guettant à tour de rôle la nageoire grise d’une baleine. Au premier signe, nous enfourchons notre canot à moteur pour être en deux minutes nez à nez avec ces monstres angéliques de quelques 150 tonnes. J e repense à tout ce sang versé que j’ai vu aux Iles Féroé. Je me souviens de ma première baleine au large de la Terre  de Feu où j’égrenais mes vingt ans vers le pôle sud. Je repense au Svalbard où je n’ai jamais pu voir de baleines et je jouis aujourd’hui de cette chance inespérée de passer de si longues heures auprès de ces mammifères qui se retrouvent ici à la même saison entre deux courses extra-polaires pour se courtiser et faire plus ample connaissance. Moins bestiales que les humains, elles savent attendre de longues années avant d’aller plus loin.

Ma première rencontre avec les baleines à bosse m’a coûté une poignée de cheveux blancs. Imaginez un petit canot pneumatique aussi fragile qu’un fétu de paille, une fosse océanique profonde de 8 000 feet sous vos pieds et un géant de 150 tonnes à votre épaule. Mes quatre compagnons américains sont des plongeurs chevronnés qui reviennent chaque année à Grand Turk pour admirer ce ballet nautique. Profane et inconscient, je me laisse conduire par mes amis et bercer par le chant des baleines à bosse.

 

GRAND TURK BY NIGHT

 

Ce soir, avec mon fidèle ami Henry, c’est la tournée des grands ducs. Le premier bar est un capharnaüm où une dizaine de jeunes Noirs robustes et musclés sifflent bière sur bière. Le premier est un ancien ministre, le second est banquier, le troisième, en simple tricot de corps bleu, est policier et le quatrième est un richissime commerçant. C’est dimanche, et ces bars anglais, faute de Guinness, proposent des bières Heineken. Le second bar est plus insolite. Les quatre hôtesses portent le même tee-shirt blanc écrit en vert (Environnement Awarness Week) qui commémore la semaine nationale de l’environnement. Tous les habitants de Grand Turk iront faire la chasse au moindre sachet en plastique perdu et à la plus petite cannette enfouie sous le sable fin.

 

La surprise est ailleurs. On penserai d’abord à un quelconque hôtel touristique d’Hammamet où d’Athènes où le bingo est roi. Encore une fois, l’Angleterre aura marqué un local antillais de son sceau social. Une dizaine de tables accueillent les joueurs. Chacun étale devant lui une douzaine de cartons de bingo. À l’autre bout de la salle, un jeune Noir en tee-shirt  rouge et casquette noire juché sur une estrade fait face à une drôle de machine bruyante. Imaginez une grosse boîte transparente de quatre-vingt centimètres de côté avec une cinquantaine de boules colorées et numérotées qui flottent gaiement. L’entonnoir qui traverse le haut de cette boîte se termine par une pompe à air qui aspire au hasard les boules gagnantes. Le jeune Noir de service affichera ainsi sur un grand tableau lumineux les numéros aspirés soit, ce soir-là, 1, 7, 35, 2, 68, etc.

Le lendemain, nous déjeunons en compagnie de Derek Taylor, Premier Ministre du pays. Ce jeune moustachu de quarante ans est en pleine campagne électorale et ses grosses lunettes dissimulent à peine, sa fièvre combative pour reprendre les rênes une semaine plus tard. Sa certitude de l’emporter n’a d’égal que l’amour qu’il porte à son pays. D’hôtel en hôtel, notre groupe jette l’ancre au restaurant du «Turks Head Hotel», face au fameux Columbus Passage, long de vingt deux miles et profond de 8 000 feet. Simon et Andrea, les tenanciers de cet hôtel, ont quitté leur terre sud-africaine avant l’avènement de Mandela de peur de se voir engloutis par une marée anti-apartheid. Ils font rapidement fortune à Grand Turk, en exploitant ce petit hôtel construit en 1840 pour abriter des missionnaires caraïbes. L’architecture extérieure du siècle passé a été préservée mais l’intérieur est un parfait cadre anglais moderne où règnent l’ordre et la torpeur. Une trentaine de chambres louées à la semaine ou au mois attirent les amoureux inconditionnels de la nature vierge, du sable cristallin et de la mer émeraude riche en centaines de variétés de poissons.

C’est la suite de luxe « Honeymoon » que préfèrent les riches et proches Américains en voyage de noces. C’est ici qu’ils commencent ce long voyage de la vie, bercés par les flots de l’Atlantique et l’harmonie architecturale des lieux. Quant à la table, elle mérite largement ses deux fourchettes. Ce gros coquillage qui échoue langoureusement sur les plages de Grand Turk est fondant, suave et croustillant. La conque a une belle carapace blanche avec un intérieur lisse de couleur saumon. Elle atteint facilement vingt-cinq centimètres de long et un poids de deux kilos. Ce célèbre gastéropode n’aurait-il pas inspiré par sa forme spiralée, la trompe mythologique de Triton ?

Des accras, délicieux beignets aux crevettes, précèdent un somptueux balaou, poisson  frit et subtilement assaisonné. Mon compagnon opte pour un défilé de poissons frais et le tout s’achève par une savoureuse corbeille de papayes, de mangues, d’ananas et d’avocats.

 

PLONGEE SOUS-MARINE

Il est à peine six heures du matin et ces trois jeunes couples de vingt-cinq ans sont déjà en tenue d’apparat en bord de mer. Ils affrontent le « Diver’s paradise » dans une combinaison isotherme noire et armés de grosses bouteilles d’oxygène. A Grand Turk, la plongée est une affaire sérieuse. Un canot à moteur emporte le groupe au large. Là, dans la profonde fosse océanique, ils oublieront le temps, accrochés à leur tube d’oxygène, pétrifiés de joie face à ce spectacle océanique à nul autre pareil. Jean-Michel Cousteau a décrit cette fosse océanique comme un des plus beaux endroits de la planète, à l’instar de son commandant de père qui fit connaître au monde le « Trou bleu » au large du Belize, cette profonde grotte sous-marine où les stalactites et les stalagmites s’exhibent fièrement au cœur de l’océan. Ici, l’eau cristalline décuple l’attrait de la plongée. Le sportif aura le choix entre un ballet de baleines, une épave de cargo du siècle passé ou des centaines de poissons aussi colorés et rapides les uns que les autres. Plus loin, à Grace Bay, le plongeur fera la connaissance de Jojo, le sympathique dauphin qui attire grands et petits. Ce dauphin est si célèbre que le pays lui a consacré un site web. Plus tard dans la journée, nous découvrons au Musée National, la méthodique reproduction de tous ces trésors marins et surtout cette carte géographique prise par satellite. On distingue nettement, à cent mètres du rivage, la couleur bleu azur de la mer qui vire subitement au bleu-noir indiquant le « mur », cette exceptionnelle fosse océanique.

Un des faits qui m’a le plus marqué dans mes randonnées matinales est cette rencontre réitérée avec de petits chevaux en liberté. Ils sont dix, ils sont vingt, ils sont cent. La légende leur prête plusieurs origines et ils bénéficient d’une entière liberté et d’une quasi-immunité dans tout le pays. Un mélange de baudet et de poney, telle est la bête, crinière au vent et libre de ses mouvements à travers les champs et les rues du pays.

La vie sociale est non seulement riche en joutes politiques, en salons de tout genre et en clubs-services, mais elle arbore en outre une ancestrale franc-maçonnerie. A vingt mètres de la plage, quatre gros pilotis de bois tiennent solidement une maison coloniale couverte d’une tôle ondulée de couleur rouille. Les fenêtres sont bleues et les murs jaune pâle. L’enseigne suffit à fixer le décor : Eunice Lodge 3798 (20 février 1895) Grand Turk. C’est ici que le Grand Ordre reçoit ses ouailles depuis plus d’un siècle. L’homme ne cessera jamais d’essayer de se comprendre et de se chercher à travers toutes ces sectes et ces dédales sociaux.

Heureux sera par contre celui qui accostera ces rivages. Encore plus heureux sera celui qui saura prendre le temps de vivre et qui réussira à voler à la vie quelques jours ou quelques semaines d’indicible bonheur à TCI, à l’écoute de cette éblouissante nature. Ressourcé, le voyageur repartira ailleurs et ne cessera de penser à revenir pour admirer la valse des baleines à bosse. Dromomane, troubadour ou marin par vocation, il fera de cette inoubliable escale le tremplin d’un nouveau départ.

 

Rached Trimèche

(1999)

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