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La République Dominicaine ,

ou la magie de l'auto-stop

 

 

Par Rached Trimèche

www.cigv.com

 

        Punta Cana. (février 99). Voyager c'est aussi se retrouver. Se retrouver tel quel et s'offrir à nouveau ses vingt ans avec, en plus, quelques cheveux blancs.

Ma 154ème destination, préparée avec soin et allégresse, fut pourtant des plus ardues. Mais quoi de plus merveilleux à la République Dominicaine que de délaisser son 5* touristique pour traverser le pays le pouce en l'air, au gré de l'humeur d'un conducteur que retiendra peut-être votre sourire quémandeur ?

 

          Depuis mon premier périple en Amérique latine dans les années soixante-dix (Acapulco-Terre de Feu et retour via l'Amazonie, soit près de 15 000 km en auto-stop!), je n'ai jamais abandonné ce mode de voyage qui n'a, à mes yeux, que des avantages. Il suffit "d'accrocher" le regard d'un automobiliste, de gagner son amitié en chemin pour en faire rapidement le meilleur des guides du pays. Le hasard et la destinée, divinités suprêmes des Grands Voyageurs, feront du généreux conducteur un ami inespéré qui vous ouvrira la porte de sa maison et bien souvent le cercle de ses amis. J'ai connu ainsi d'extraordinaires familles chez qui j'ai passé plus d'une nuit. Une pensée émue vers Lima, Valparaiso, Mexico, Bora Bora, Mayotte, l'île Maurice, Stockholm et tant d'autres destinations qui furent mes premières routes d'auto-stoppeur. A tous ces merveilleux compagnons de voyage encore un grand merci.

 

          Une heure de footing, une demi-heure de natation et il est à peine 8h du matin. Je quitte mon superbe hôtel "all inclusive" pour longer une piste caillouteuse de trois kilomètres qui débouche sur la route de l'aéroport. Une grise Toyota crachote et pétarade. Le conducteur à moitié caché par un chapeau de cow-boy affine sa moustache et freine sec devant moi. L'aventure commence bien et vite. Roberto ouvre sa boîte à gants, me montre un vieux colt mais me rassure rapidement par une vieille plaque de police tout en me parlant de son métier d'aujourd'hui : il collecte le linge sale des hôtels et le fait laver dans son pressing. Sa précieuse médaille dorée lui ouvre bien des portes d'hôtels. Tout en fourrant son petit doigt gauche dans le nez, il me propose de sa main droite une bière chaude lâchant ainsi le volant à son destin. Arrivés au village d'Higüey, Roberto m'avouera enfin son véritable métier : il n'est autre qu'un haut responsable de la DST, Direction de la Surveillance du Territoire.

 

Le Chef vaudou

         

          Je cherche un nouveau stop vers Romana pour visiter "Casa del Campo". Le plus grand complexe hôtelier de l'île s'étale sur une trentaine d'hectares! A l'instar de ses pairs, Julio Iglesias y possède une petite villa de 3 000 m2.  Une, deux, trois voitures et le but n'est toujours pas atteint. Le soleil est chaud et l'air est humide. Trente minutes d'attente et enfin un "sauvetage à l'horizon". Une grosse Cadillac pimpante rouge et noir, s'arrête doucement à ma hauteur. Victor Rosario porte une quinzaine de grosses bagues, trois colliers superposés et ne cache point ses trois dents en or. Oeil noir et doigts tambourinant, il me reçoit dans un siège au cuir moelleux tout en me bénissant du signe de la croix avec un semblant de queue-de-rat. Victor est un maître vaudou: "Dieu m'a sorti de mon pauvre pays d'Haïti pour m'installer chez nos voisins dominicains. Quand je travaille, je suis habité par une force spirituelle et occulte. Je suis là pour résoudre les problèmes de santé, de chance, de voyage et d'amour des âmes perdues". Changement de cap. Victor décide de m'inviter à déjeuner dans sa maison de Camina del Seivo. Une dizaine de jeunes dames accroupies à même le sol se lèvent à l'arrivée du maître. Chacune a sa supplique mais le maître leur demande de continuer à prier jusqu'à la tombée de la nuit. Seul un petit garçon de douze ans flottant dans une chemise bariolée retiendra l'intérêt du maître : "Je vous présente le plus grand copiste de la République. En moins d'une heure, il peut fabriquer un parfait Levèque qui sera vendu à 1 000 pesos (66 US$). Il est vrai que les touristes s'arrachent ces centaines de tableaux de peinture qui fleurissent sur les plages. Ces imitations sont si belles que je n'ai pu m'empêcher d'en acheter deux. La cérémonie vaudou sera pour plus tard et l'auto-stop continue après un café dominicain appelé le voyage du feu. Un peu de cognac dans un verre ballon qui s'enflammera à l'approche d'une allumette. Le cognac sera ensuite transvasé une dizaine de fois de verre en verre. La valse s'arrêtera dans une dernière coupe où au résidu de cognac on ajoutera un café très serré, une boule de glace et une pincée de chocolat. Un résultat tonique. On ne peut plus tonique.

 

          Suivent forêts, villes et villages des jours durant. Au quatrième jour, en revenant à Punta Cana, c'est Corinne, une jeune grande blonde, accompagnée de Brigitte, une dynamique Parisienne, qui me prennent à bord de leur décapotable. Les deux comptent quitter l'Hexagone pour s'investir et investir en République Dominicaine : "Il y a vingt ans, ce pays ne recevait que 10 000 touristes par an. Ils sont aujourd'hui plus de trois millions hébergés en majorité dans des hôtels 4 et 5*. La formule "all inclusive" bat ici tous les records. Les belles plages, le champagne et le saumon auront toujours des adeptes. Il est peut-être temps d'investir dans ce créneau. Huit millions de Dominicains vivent avec un PNB de 1 500 dollars par tête et par an sur une moitié d'île montagneuse (Hispaniola)partagée avec Haïti. Leur indépendance date déjà de 150 ans. L'assassinat du dictateur de droite, le président Trujillo (1961), permettra à Joaquim Balaguer de faire deux mandats de huit ans et de garder à ce jour son "empreinte" sur l'actuel président Leonel Fernandez qui ouvrira peut-être la manne de la République à la grande majorité du peuple oublié. C'est également ici que le frère de Christophe Colomb a fondé, en 1496, la ville de Santo Domingo (capitale du pays) classée jalousement la plus vieille ville d'Amérique. Riche en nickel, ressources énergétiques, cannes à sucre, bananes, cacao et café, le pays affiche un taux de croissance de 6%. C'est finalement le tourisme de haut de gamme qui est peut-être la planche de salut de l'économie grâce à la stabilité politique exceptionnelle que connaît cette région des Caraïbes".

 

Casa del Campo

          Notre voyage nous conduit de nouveau à Casa del Campo, à Romana. Une petite voiture électrique nous attend à l'entrée pour nous déposer face au bungalow choisi. Le temps d'enfiler un maillot et nous nous retrouvons sur une plage de sable fin où des centaines de cocotiers font de cette anse d'eau cristalline un écrin idyllique. L'eau est si claire que les poissons multicolores se voient à 10 ou 20 mètres de profondeur. L'air est si soyeux qu'il vous chatouille langoureusement la peau. Le sable est si fin que vos doigts ne résistent pas au désir de le caresser. Dans cette crique du bout du monde, le temps a perdu sa mesure, chevauché sa démesure  et enfourché la course de l'instant. Cet instant de la vie, synonyme de bonheur volé. Cet instant que cristallise un bref moment de la vie dans les profondes couches de notre mémoire. La pupille dilatée, l'oreille aux aguets et le nez au vent, l'heureux voyageur prolonge cet instant par les mystères de l'imagination. Les souvenirs se bousculent et prennent forme peu à peu. A l'horizon, là où tout est rond, surgissent miraculeusement plusieurs images sorties de je ne sais où. La première est celle du Dr Gomez dans la ville de Rosario, sur le chemin du détroit de Magellan vers le Cap Horn et Terre de Feu. Cette aventure a duré quatre jours et le médecin est devenu un grand ami. Je me souviendrai toujours de cette dernière soirée dans un petit hôtel de douze chambres où je fus réveillé par des voix parlant curieusement le français. Je la revois encore, avec ses grands yeux bleus effarés, qui s'exclame, criant et gesticulant:

          - Mais que fais-tu là au bout du Chili toi qui viens de la si lointaine Tunisie ?

          - Je suis très malheureux, mon stop s'achève hélas ici. Le port est fermé, la glace a pris les quais, les routes sont enneigées et je n'ai pas assez d'argent pour prendre un petit avion et descendre vers Ushuaia...

          - Mon ami, le voyage continue. On vous prend avec l'équipe de Paris-Match. Nous partons demain matin en avion pour Ushuaia!

 

          La brise est toujours aussi légère et les mirages persévèrent. Cette autre image est plus jeune de quatre ans. Je n'avais que seize ans et demi. Je faisais de l'auto-stop de Marseille à Kiruna au nord du cercle polaire aux confins de la Scandinavie. Je voulais voir cette ville qui servait à l'époque de base de lancement de certaines fusées et qui était en outre une gigantesque mine de charbon. Hugo, mon compagnon de stop, s'est finalement endormi sur le bord de l'autoroute E5 (en même temps que moi) dans son sac de couchage. Il était pourtant convenu que l'on traquerait à tour de rôle les rares camions de passage. Soudain, un air familier, - Les feuilles mortes se ramassent à la pelle - , me réveille. L'asphalte n'est plus aussi dur. Il est même moelleux, confortable. Le froid trottoir coutumier où je m'étais assoupi s'est transformé en généreux canapé de cuir beige, et un vieux 33 tours d'Yves Montand nous souhaite la bienvenue chez Anita. Notre conductrice a eu pitié de ces deux jeunes auto-stoppeurs groggy qui ont grimpé dans sa camionnette de Laponie... Une semaine de rêve chez les Lapons où le soleil de minuit nous gratifia de toutes ses magies...

 

          La baie de Casa del Campo s'obscurcit légèrement. Un voile rouge s'empare du paysage et le transporte dans une autre galaxie. Les centaines d'aventures d'auto-stop défilent à vive allure dans cet horizon  en feu. Soudain, une petite masse glaciale glisse entre mes doigts et me ramène sur terre. Un tonique daïquiri des Caraïbes offert par nos hôtes suspend ce merveilleux périple planétaire. Je savoure un instant encore la beauté magique de la République Dominicaine en écoutant une lointaine salsa nostalgique qui marie à souhait le jazz aux vieux rythmes d'Afrique. Une timide vaguelette nous aborde. De quel océan est-elle? D'Amérique, d'Afrique ou d'Asie? Je ne sais... mais qu'importe!  Seule l'ivresse bucolique de l'instant a un sens. Partir c'est vivre un peu…

 

Rached Trimèche

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