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Nigeria,

VOYAGE AU COEUR D’UN BALLON

 

                        Par Rached TRIMECHE

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Owerri (Octobre 1994). En simple supporter de l’Espérance Sportive de Tunis, j’ai vécu aux côtés de cette équipe émérite un des plus  insolites voyages de ma vie de Cigéviste.

L’enjeu était de taille, passer en demi-finale de coupe d’Afrique de football ou être éliminés. Ca passe ou ça casse !

 

Après une agréable escale désertique à Niamey, capitale du Niger, nous reprenons notre avion charter de Tunisair pour foncer sur le Nigeria. Avec un total de 7 heures de vol, nous voici amorçant une descente sur une végétation sub-équatoriale pour atterrir à l’aéroport de Port Harcourt au sud de Lagos à l’embouchure du fleuve Niger sur l’Océan Atlantique et à 700 kilomètres de la ligne de l’équateur.

Et là commence, dans mon 116e pays visité, en 48 heures, une série d’évènements qui frôle l’incroyable pour empêcher simplement l’équipe tunisienne de vaincre .

Le droit d’atterrissage ne nous est finalement accordé que pour raisons diplomatiques et ceci nous évite déjà le forfait  face à l’équipe de Iwuanyanwu. A notre descente d’avion, parqués dans une petite salle d’attente, nous ne pouvons accéder au territoire du Nigeria sans nos 71 visas. Deux heures de palabres pour achever ces formalités et accéder enfin à quatre microbus, escortés par une trentaine de policiers et soldats armés jusqu’aux dents. L’après midi avance et ils nous reste 80 kilomètres à parcourir avant d’atteindre la ville de Owerri, où nos joueurs pourrons enfin s’entraîner et faire la reconnaissance des lieux, à la veille du match. Une nouvelle surprise nous attend sur la petite route asphaltée qui traverse la forêt nigériane. Le convoi hyper escorté est néanmoins stoppé une quinzaine de fois pour de longues vérifications policières. Il n’y a plus aucun doute, on fait tout pour nous sabrer le moral et nous priver de l’entraînement du jour. Le jeune interprète aux larges bretelles fleuries et lunettes d’écailles nous dit enfin: “voici votre hôtel cinq étoiles, MODHOTEL, qui vous attend”. Les cinq étoiles ne sont en fait qu’une seule et unique et les clés des chambres ont disparu. Le sieur responsable de notre groupe serait en ville avec nos clés. La nuit tombe, l’entraînement est impossible et les joueurs attristés commencent à se poser plus d’une question. Au bout de 90 minutes de palabres, 20 chambres sont débloquées pour les sportifs et le reste attendra une heure de plus. La grande surprise est aux étages. Le téléviseur noir et blanc est scellé par du fer forgé au mur et l’hôtel est sûr de le retrouver le lendemain. Les araignées se baladent avec les lézards et le climatiseur fait autant de bruit qu’un char d’assaut. Mais l’inconvénient pour les joueurs est l’absence de l’eau chaude qui vient d’être coupée par la réception. Sans aucun vis à vis du pays, seuls le silence et la maîtrise de soi sont la consigne de toute l’équipe qui ne garde en tête qu’un seul objectif, gagner le match de demain avec calme et dignité.

Owerri est un petit village du sud-ouest du Nigeria. Il a été la capitale du Biafra de 1967 à 1970. Ce pays anglophone, entouré de plusieurs francophones (Cameroun, Bénin), sentait le besoin de se doter d'une langue seconde. Tout est compliqué. Le marché local est très restreint. Pour s’approvisionner, il fallait se rendre aux villes voisines plus populeuses: Aba, Enugu (capitale administrative de la région), Onitsha, près du fleuve Niger, ou Port-Harcourt, près de la mer, où l'on exploitait de vastes puits de pétrole: les deux tiers du pétrole nigérian.

L'ethnie principale de cette région est celle des Ibos qui sont en majeure partie catholiques, d'où l'omniprésence de nombreux couvents et collèges tenus surtout par des catholiques irlandais.

Vers les années 65, des conflits tribaux et religieux éclatèrent entre les Ibos catholiques et les musulmans du nord. Cette partie du Nigeria était en fait une poudrière ethnique et religieuse. L'Ouest décida de se séparer du reste du pays. Le 13 mai 1967, le lieutenant-colonel Ojukwu proclama l'indépendance de la république du Biafra. Londres et le département d'Etat américain prirent partie pour le Nigéria. S'ensuivit un conflit sanglant qui dura 30 mois. Le Biafra capitula le 14 janvier 1970. La guerre avait fait plus d’ un million de morts, surtout des enfants, victimes de la famine.

 

Les mauvais sorts et les grigris

 

Entre temps, je retrouve le docteur Okey Oha, notre coordinateur CIGV qui  me reçoit à dîner en privé chez lui avec mon fils Anis et nous fait visiter son austère clinique où le bloc opératoire de six mètres carrés ne vous donne qu’une seule envie : Ne pas tomber malade ici. Notre chirurgien nigérian ne retient  pas ses éclats de rire en écoutant  nos aventures en disant de surcroît: “Mais c’est normal que l’on vous fasse tant d’accrocs et ce n’est pas terminé, il reste encore les mauvais sorts et les grigris. N’oubliez pas que c’est en rentrant de Tunisie que notre avion s’est écrasé dans le sud algérien et que deux de nos joueurs sont morts. Aujourd’hui le million d’habitants de notre ville vous en veut, vous impute la mort de leurs joueurs et espère vous donner 5 buts à 0.” Le lendemain matin, hélas, en nous promenant au marché de la ville, là où règne la plus noire misère, entre les étals de manioc, agaves, viande, chaussures et poissons séchés, avec le même ami, nous fûmes abordés à chaque pas par des personnes qui nous pointaient cinq doigts au visage. Le mot d’ordre 5 à 0 est bien lancé.

 

LE MATCH

 

A 13h00, calmes et olympiens, nos joueurs et leurs supporters grimpent allègrement dans leur bus. Il nous reste 800 mètres à franchir en deux heures pour commencer ce match. Des milliers de personnes, billets en mains, font la queue pour accéder au stade, tout en pointant  5 doigts vers nos bus avec fougue et colère.

A 14h30, nous sommes péniblement installés à l’extrémité d’un gradin et entourés d’une trentaine de policiers, l’un de nos techniciens est déjà grièvement blessé au bras pour avoir voulu rentrer au stade une dizaine de bouteilles d’eau minérale tunisienne pour nos joueurs. Quant aux journalistes de la télévision, on leur interdit tout simplement l’accès à leur caméras.

14h50, les clairons et les tambours des supporters éclatent dès que Khélifa, notre jeune mascotte de 13 ans crie “Vive l’Espérance !”. Nous acceptons également le silence en galerie.

Soudain, surgissent 11 fauves de blanc et de noir vêtus sur le pseudo gazon du stade. 5 minutes de cinéma et de gesticulations et l’équipe nigériane revient aux vestiaires.

14h55, la pluie équatoriale reprend de plus belle. Un torrent se déverse sur l’assistance.

14h59, une vingtaine de voitures officielles envahissent le stade, entourées d’une dizaine de voitures de policiers armés. Le Gouverneur de l’Etat et ses grands commis prennent place à la tribune officielle où trônait déjà Monsieur Emanuel Iwuanyanwu qui ne daigna même pas se lever. Il est vrai que ce jeune cinquantenaire est avec Moshood Abiola (le Président élu du Nigeria, emprisonné), la première fortune du pays. Iwuanyanwu possède bien une flotte aérienne (Orient airways), une banque, une compagnie d’assurances, des champs pétroliers, des villas dans une dizaine de pays occidentaux et surtout, il se veut le constructeur immobilier le plus important d’Afrique, dans un pays qui comptera 320 millions d’habitants en l’an 2025.

15h00, les deux équipes sont sur place, littéralement inondées par une pluie diluvienne. Le moment est crucial, l’ambiance électrique et le décor quasi irréel. Imaginez ces 30 000 spectateurs, debouts et silencieux, multicolores sous leurs ombrelles ou parapluies, écoutant un hymne mortuaire en l’honneur des deux joueurs disparus et fixant 60 000 yeux sur le buste de leurs joueurs arborant chacun un papillon noir de deuil. Cette musique, ces bruits du silence et le stoïcisme de cette foule sont épiques. L’intoxication est à son comble.

Une première mi-temps s’achève avec un but tunisien et une seconde avec un but nigérian, avec donc un résultat de 4 à 1 puisqu’on avait déjà marqué 3 buts à 0 à l’aller, à Tunis.

A la fin du match, toute la tension a disparu et bon enfant, le public glisse vers les sorties et nous sommes de surcroît invités à rejoindre nos joueurs sur la pelouse. Mais la pelouse n’en est pas une. Une rizière, une piscine ou une étable ou encore les trois à la fois.

Les héros du jour, vainqueurs de ce match (1 à 1 au retour) n’ont que plus de mérite de s’être escrimé 90 minutes sur ce marécage boueux. Les 200 policiers et militaires  qui nous entourent dans ce stade hors du temps nous canalisent  petit à petit vers nos bus qui accèdent eux mêmes à l’orée de cette fameuse pelouse. Nous sommes à des années lumière de Genève et de Beverly Hills.

Notre convoi démarre et éclate soudain le drame. Les bombes lacrymogènes sifflent et croisent les centaines de projectiles de toutes sortes. Vaille que vaille, l’armée nous protège et nous franchissons le petit  kilomètre qui nous sépare de notre hôtel en une heure à peine.

 

LE DEPART

Le lendemain à 6h00 nous sommes tous au rendez vous du café matinal. C’est la première fois que l’hôtel a accepté de nous servir. Auparavant notre sympathique cuisinier a dû se débrouiller à la “fortune du pot” pour nourrir les joueurs. A 7h00, on est enfin invités à prendre place dans nos bus pour démarrer à 7h45 et commencer le voyage de 80 kilomètres vers Port Harcourt. Au premier kilomètre le convoi s’arrête et les passagers descendent en pleine brousse. L’ordre du contre-ordre de l’ordre aurait donné l’ordre d’attendre un autre ordre pour aller à l’aéroport. Notre président de club, olympien et magnanime relaxe l’assemblée par ses propos et nous attendons.

A 11h00 nous sommes enfin derrière un box de quatre policiers qui prennent chacun le même passeport pour le tourner et le retourner de différentes façons et ce n’est que le cinquième qui le remettra au passager. Et  au suivant. Vingt mètres plus loin un contrôle de douaniers refait la même opération.

Installés dans notre avion à 11h50 on remercie déjà le Bon Dieu de partir enfin de suite. On oubliait la prolongation du match.

C’est que nous sommes dans un pays où le SMIG mensuel n’est que 2 200 Nairas ou 30 US Dollars. Un des pays les plus riches d’Afrique avec 130 millions d’habitants sur près de 1 million de kilomètres carrés       (6 fois la Tunisie) est non seulement en état de déconfiture politique mais en réelle crise économique, où la faim est à tout bout de chemin et ce matin l’aubaine est l’avion de Tunisair que l’on pourrait “facilement plumer”. C’est la prolongation du match.

Dès 11h00 nous sommes assaillis par une vingtaine de vagues de porteurs de factures, réelles ou imaginées, à honorer avant le décollage. Il faut payer les vestiaires d’hier midi, la vidange des toilettes de l’avion, le droit d’utilisation de la radio, les honoraires de leur interprète imposé, la pièce à celui qui a porté les bagages, à celui qui va libérer la roue avant et à ceux qui auraient facilité notre accès à l’avion. Tout cela passe encore, mais voilà une nouvelle tuile. On ne peut avoir de “clearance” ou droit de décollage si on ne descend pas remplir 4 imprimés jaunes et 2 blancs. Avec beaucoup de grâce, Madani,  notre jovial comandant  y consent. Une demi-heure plus tard, on apprend que le général qui doit donner cette clearance est parti à la messe du dimanche et reviendra de toute façon avant la nuit. Dixit. La rigolade frise le ridicule et le temps presse. Nous sommes un petit groupe de quatre personnes à entourer les remplaçants du général à travers un dédale de bureaux sombres et minuscules pour les “calmer gracieusement” et leur demander le paraphe de sortie. Le marchandage est terminé et nous reprenons place dans notre avion en bout de piste avec la certitude de repartir enfin. Et non ! Un autre comandant de je ne sais trop quoi demande un double de la feuille jaune. Nous voici grimpant sur les tapis roulants, passant par dessus les comptoirs pour arriver enfin auprès d’un vieux bonhomme à qui l’on remet le double de la feuille jaune qui était chez  un de ses collaborateurs. Le petit homme silencieux se sentant oublié par la grâce des Tunisiens déclare derechef: “The time is over.”La phrase fatale que le comandant  redoutait. Et oui notre plan de vol déposé a dépassé le temps limite et le départ ne peut être que le lendemain. C’est la loi. Les caprices du hasard pousseront les nouveaux amis acquis à clamer sans ambages :”Non, ça suffit, il faut maintenant libérer nos amis tunisiens.” Dans sa cabine le comandant est heureux, il prépare ses instruments de bord et entend soudain un martèlement à la porte. Un autre responsable est là avec une nouvelle facture en main. Il s’agit cette fois de payer un nouveau droit d’atterrissage de 1 840 $US. Rien ne sert de parler il faut payer. Cinq minutes plus tard alors que nous attendons la clearance, un autre coureur de fond arrive en demandant lui aussi des honoraires pour services rendus. La somme est modeste et la porte vite refermée.

Plus personne à l’horizon et enfin une voix sonore déclare que toutes les formalités d’aéroport sont  accomplies et que c’est maintenant aux Grandes autorités de Lagos de nous délivrer cette clearance. Il est 14h00 et la patience a atteint ses limites ; il ne reste plus qu’à appeler Tunis par radio pour nous délivrer de cet aéroport qui devient infernal.

A 15h00 nous sommes libérés et le crissement de pneus de notre machine laissera nos souvenirs africains sur cette terre lointaine et nous garderons longtemps en mémoire 48 heures d’épopée nigériane.

                                  

                        Rached TRIMECHE

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