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VOIR VENISE … ET NE PAS MOURIR

 

 

 

 

Par Rached Trimèche

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VENISE (Mai 1983). Sacrilège ! Quel sacrilège que de prétendre écrire sur Venise qui fut décrite déjà par les plumes les plus alertes et les plus averties du monde. Devant ma vieille machine à écrire j’éprouve ce même malaise, déjà rencontré, lorsque j’évoquais par exemple New York cette gigantesque « ville-usine-univers » dite Big Apple ou pomme de toutes les tentations. De nouveau ce n’est qu’un simple flash, qu’un bref aperçu de journaliste qui sera donné sur cette merveilleuse cité-lagune, composée de 118 îlots, cousue de 400 ponts et tant de fois traversée par 150 « Rii » ou canaux qui enclavent si bien, plus de 200 palais aussi célèbres, historiques et splendides l’un que l’autre

 

            Un monde d’eau et de pierre travaillée. Un monde d’art et d’or. Un monde de vieille et noble civilisation, où le gondolier se sachant « assuré » par les millions de touristes et la générosité de l’Unesco continue à emmener ces doux amoureux d’un soir, venus de Paris, de Washington ou de Berlin, savourer une fois au moins, un clair de lune vénitien…

 

            A vive allure notre train de Rimini quitte la « Terra ferma », traverse une longue voie ferrée en forme d’interminable pont allant vers Venise, qui nous attend au bout de ce dernier kilomètre de route ! A la gare, on est directement « pris en main » par un Vénitien, tenue et casquette bleues qui nous propose d’office « son » hôtel… . Et pourquoi pas, tant que c’est sur le Grand Canal.

 

            A peine les valises déposées nous voici déjà déambulant dans les ruelles tortueuses et commerçantes traversant d’innombrables canaux. Le choc ! Oui, il y a un véritable choc touristique qui vous prend à la gorge. Il n’y a que des touristes, des milliers de touristes en quête de tout… . Ils (nous) dénaturent presque ce cite…et puis bien vite on ne les voit plus en touristes en quête d’un Eldorado mais en « contemplateur » d’une rare merveille, qui finalement vit un peu par leurs afflux de devises qui retardent l’anéantissement de cette merveille artistique, qui semble surgir d’un autre monde. Un monde lacustre sans métro, ni vélo, ni feux rouges, ni automobiles, ni enfin de tours de verre et d’acier.  

 

VERTIGE DE VENISE

 

            Dans ma petite vie de voyageur, j’ai souvent été étonné devant la grande beauté inattendue d’un cite, devant par exemple la grâce de l’île de Bora Bora ou de Bali, devant le charme mexicain d’Acapulco, devant la splendeur indienne du Taj Mahal d’Agra, devant les vertigineuses chutes du Niagara ou de celles d’Iguaçu d’Argentine, devant ce haut et sonore silence de Machu Picchu à 3 000 mètres d’altitude au Pérou, dans les sombres et millénaires pyramides égyptiennes, devant un rouge coucher de soleil à Nefta, sur un brise-glace à Terre de Feu au Sud du Chili, devant la statue de Bouddha de Kamakura au Japon, du Bouddha couché de Bangkok ou des petits Bouddhas dorés de Louang Prapang au Laos, du Palais de Borouboudour en Indonésie…. Le vertige continue en pensant à tous les trésors de beauté que renferme notre vaste planète et le vertige reprend à la découverte de cette insolite Venise, cette ville d’eau. De l’eau qui berce le bas des escaliers des demeures, qui touche presque le linge suspendu aux fenêtres des maisons, qui risque d’avaler bébé qui s’amuse, qui entoure Venise et qui fait d’elle cette ville de castors ou ce « Faré » tahitien qui tient dans l’eau. Voici le premier étonnement.

Dr. Samuel un vieux médecin de 72 ans à l’embonpoint assuré m’explique avec dextérité ladite morphologie de Venise :

« Notre ville est une lagune de la mer Adriatique avec 400 000 Vénitiens. Venise est un ensemble d’îlots naturels proches l’un de l’autre où la main de l’homme n’a fait que retoucher une ligne rectiligne ! C’est ainsi que les six « Sestieri » ou quartiers composent Venise. Vue d’avion Venise parait comme une seule île en forme de poisson, où le grand canal traverse les quartiers principaux de part en part ».

 

            En marchant en cette matinée de fin avril vers la place Saint-Marc ou Marco, je réalise en effet que nous passons d’îlot en îlot par de simples petits ponts de bois en croisant de partout d’étroites ruelles qui se terminent bien souvent en cul de sac. De partout le temps semble s’être arrêté devant le calme des eaux et la cohue des touristes aux yeux et au portefeuille grands ouverts.

 

VENISE LA MILLENAIRE

 

            Un peu d’histoire pour remonter dans la gloire de Venise. Le site de Venise commence à se peupler au VIème siècle déjà. Bientôt des Doges ou chefs élus prennent place dans la République de Venise vers le IXème siècle. Cette jeune République refuse de se soumettre à Constantinople et affronte en outre les disputes politiques des Byzantins et des Francs et commence alors à conquérir les terres voisines et portuaires. Venise devient rapidement une force politique comparable à celle de l’Empire de Byzance, cette capitale du Bosphore qui passa par trois baptêmes ou noms :

Byzance au départ, Constantinople vers le IVème siècle et enfin Istanbul depuis le XVème siècle.

            Au XIIIème siècle Venise finit par avoir le dessus sur sa rivale Gênes. L’Empire de Venise s’étendra sur la mer Egée, la Dalmatie, Chypre et sur une partie de l’Empire Byzantin. Bien vite les flottes de Venise accaparent les mers jusqu’au jour du XVème siècle où se fait la fortuite découverte de nouveaux continents et où tout le trafic maritime venant de l’Orient change d’itinéraire et commence à altérer l’importance des comptoirs vénitiens.

 

            En 1508, la ligue Cambrai voit le Pape Jules II, l’Espagne, Ferrare, la Savoie et l’Allemagne s’acharner contre Venise. Avec Napoléon Bonaparte c’est la basculade vers l’Autriche et 68 ans plus tard, Venise intègre finalement le royaume d’Italie.

 

A TRAVERS LES CANAUX

 

            En ce deuxième jour à Venise ou « Venezia » nous allons vers le pont de Rialto. Un énorme pont blanc à trois escaliers et à arche unique, qui surplombe le Grand Canal, se dresse soudain devant nous dans toute sa simple splendeur d’un pont à triple vie, construit tout d’abord en passerelle de bois léger, puis en bois dur, puis enfin une dernière fois en dur. Notre course se termine dans une vaste et très belle place, qui ferait pâlir d’envie la Place Stanislas de Nancy ou la Grande Place de Bruxelles. Là, au centre de la Place Saint-Marc, un jeune garçon de 5 ans, Kandy, un blondinet aux cheveux frisés, à genoux sur le sol, il offre au creux de la paume de sa main droite, des grains de maïs aux nombreux pigeons habitués qui viennent jusqu’à lui. Voilà soudain que la foule se plie de rire en voyant ce même garçon se lever et partir en flèche derrière ces pigeons tout étonnés de cette chasse subite et inhabituelle. C’est le Venise des pigeons et des enfants…

 

PLACE SAINT-MARC

 

            Buono et Rustico deux marchands vénitiens volent en l’an 829 la dépouille de l’évangéliste Marc, à Alexandrie. L’Islam bat son plein en Egypte et la viande de porc est défendue à la consommation ! Comment sortir la dépouille de Marc ? Tout simplement dans une caisse en bois, entre deux rangées de viande de porc, au nez des « douaniers » de l’époque sous leur regard dédaigneux… Arrivé à Venise le défunt Saint-Marc devient le patron de la ville.

 

Dans un écrin de vieilles maisons et monuments serrés, dans cette place Saint-Marc bat le pouls de cette ville-musée. A droite c’est la « Chiasa d’oro » la Basilique d’or où un parfum d’orient se mêle à l’architecture vénitienne de ce lieu millénaire, sous cinq coupoles blanches. Une profusion de marbre et de mosaïques et une pluie d’or et d’émaux à vous couper le souffle.

 

Plus loin, à l’intérieur de la Bathysphère, sous une voûte du XIVème siècle, l’enfance du Christ est représentée en mosaïque dorée et lumineuse. Au centre de la pièce sur un socle s’élève la statue souriante couleur bronze de Jean Batiste.

 

De nouveau sur la place Saint-Marc, ce salon de Venise, nous admirons l’œil au ciel les quatre chevaux de bronze grandeur nature, qui surplombent le portail de la façade de Saint-Marc. Au IVème siècle ces mêmes chevaux ornaient bien loin d’ici l’hippodrome de Byzance. Artistiquement Venise a su profiter de tous les tribus de guerre ramenés d’Orient… . Un peu plus bas et plus loin, au fond de cette vaste « Piazzetta » se profilent sur le Grand Canal deux immenses colonnes, avec sur l’une, une statue de Saint Théodore et sur l’autre un lion.

 

Toujours sur la « Piazzetta » près des Nouvelles Procuraties se dresse un imposant « Paron de Casa » (le maître de chez nous) un campanile de 99 mètres de haut qui vous donne un vertige garanti ! Puis, c’est le début d’un défilé de lieux plus beaux l’un que l’autre, jusqu’à arriver au bord du Grand Canal, pour aller bien vite au Danieli et y prendre un bon café chaud réparateur d’émotions… et revenir bien vite vers le Palais des Doges (chefs du gouvernement de l’ancienne République de Venise. A l’allure mauresque de l’édifice s’ajoutent des plafonds et des murs ornés, peints et sculptés par les plus grands maîtres de l’école vénitienne. Dans cette salle de Grand Conseil, Véronèse, Palma et Tintoret ont longtemps travaillé pour laisser un tel chef-d’œuvre éternel ! Ce qui me frappe encore plus, ce sont ces plafonds peints et sculptés avec de larges et savantes dorures à la feuille d’or. Comment a fait l’artiste accroché par ses tripes au plafond pour peindre et sculpter ainsi ? Dans la salle suivante, la salle du Sénat on ne peut que retenir son souffle de peur de faire tomber ces masses d’or du plafond ou de souiller ces nombreux tableaux de maîtres.

 

EN VAPORETTI

 

            En ce troisième jour à Venise, c’est sur différents petits « vaporetti » ou canaux à moteurs que nous abordons les curiosités artistiques de la ville. Voici la « Ca’d’Oro » palais édifié au XVème siècle de style gothique vénitien. Quelle impression que de voir tant de dentelles de pierre et de marbre à même l’eau, dans l’eau. La finesse des loggias va de pair avec la délicatesse de la façade asymétrique et dorée. Ce palais était encore de l’époque où Venise, avait la suprématie sur tout l’Orient…

 

            Cette promenade sur le Grand Canal est une suite de palais plus fastueux les uns que les autres, du Palais Corner-Spinelli au Palais Labia. Ainsi, sur plus de quatre kilomètres s’étire la principale artère de la ville, le Grand Canal qui fait reluire sur ses eaux calmes les clochers d’églises et les façades de palais.

 

ADIEU VENISE

 

            Je ne vous parlerai pas du romantique pont des soupirs, du rouge panthéon vénitien, des galeries d’art et de peinture, de ces petits restaurants huppés et forts simples, de ces verres soufflés dont seule Venise connaît le secret, de ces bijoux étalés par centaines aux vitrines de Venise, de ces boutiques de beaux cuirs d’Italie, de ce marché de poisson matinal, de ces mille souvenirs proposés, de ces langoureuses et confortables gondoles noires et longues, de ces prix excessifs, ni enfin de cet arrêt du temps.

Oui, à Venise le temps semble avoir perdu toute notion de temps ! On vit le XXème siècle, enjambant un petit canal, escaladant un mini pont, marchandant en italien, écoutant l’américain, attendant la biennale, le festival de cinéma et le carnaval de Venise.

 

            Tout cela va très vite, comme une boule de neige, dans une ville où le temps n’avance pourtant plus, où l’on replonge à la vue des édifices dans les siècles passés des hautes splendeurs architecturales…

 

            Nous quittons définitivement la lagune pour rejoindre l’aéroport vingt kilomètres plus loin. Notre avion pour Lyon via Milan est déjà en piste. Il me reste quelques lires en poches pour acheter dans ce petit aéroport, quelques cartes postales de cette ville unique au monde, ville superbe qui ne craint aucun superlatif, ville à voir et surtout à revoir, pour la savourer et la redécouvrir. Voir Venise et ne pas mourir… pour y retourner enfin.    

 

Rached Trimèche

(3 mai 1983)

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