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ESCALE A PORTO RICO

 

Une vie effrénée à l’ombre des palmiers et des papayers

 

 

Par Rached Trimèche

 

SAN JUAN (août 1982). L’avion de San Juan ne partira pas à 13 heures comme prévu ! Une heure plus tard, toujours dans l’aéroport haïtien de Port au Prince, un agent d’Air France vient nous expliquer qu’il y a une fuite d’huile dans l’un des moteurs de l’avion. Encore une heure plus tard, on vient nous apprendre que les pilotes de l’avion sont en train de faire un essai de l’appareil ! Une autre heure plus tard on vient nous apprendre cette fois qu’un nouvel avion vient d’être affrété pour Porto Rico !

 

 

Aucun signe d’énervement ni d’excitation chez ces calmes Antillais. Je tue le temps à lire et à relire mon journal local « Le Nouvelliste » d’Haïti daté du 4 juillet, le 4 août ! A mon voisin haïtien j’en fais la remarque… « Et alors ? Une faute d’impression ce n’est rien ! » Tout cela fait partie d’Haïti la belle.

 

Notre périple-reportage de 28 000 kilomètres continue. Après la traversée du Canada et des Etats-Unis, nous quittons aujourd’hui Haïti (voir La Presse du 10 et 11 septembre) pour un autre pays, l’île de Porto Rico ou Puerto Rico à 40 minutes d’avion de Port au Prince !

 

L’AMERIQUE DES ANTILLES

 

            Je cherche vainement dans cet aéroport de San Juan des avions de compagnie portoricaine. Je ne vois que des avions de compagnie américaine, anglaise ou française. Il n’y a point de compagnie nationale d’aviation et pour cause ! Nous sommes ici, dans un pays appelé Etat libre associé aux Etats-Unis d’Amérique. Nous y reviendrons ! Mais où sommes nous donc dans ce dédale d’innombrables îles antillaises ? Entre l’océan Atlantique à l’Est et l’Amérique Centrale à l’Ouest, la mer des Caraïbes entoure les îles des Grandes et Petites Antilles !

 

            Tout cela paraît très compliqué et me rappelle l’éternelle confusion que je faisais entre Tahiti, Haïti et Hawaï avant de les visiter…Haïti fut notre précédente escale. Tahiti est en plein cœur du Pacifique Sud à 24 heures d’avion de Paris (avec escales). Quant à Hawaï enfin, cette île se situe à 7 000 kilomètres au large du Mexique et à 5 000 kilomètres au Nord de Tahiti la douce, toujours au Pacifique, mais au niveau du Tropique du Cancer cette fois !

 

Revenons à nos Antilles! L’arc des Antilles qui s’étend du Sud de la Floride au Nord du Venezuela est divisé en deux parties, les Grandes et les Petites Antilles. Cuba la rouge, Haïti la belle, la voisine République Dominicaine, la Jamaïque et la présente Puerto Rico forment les Grandes Antilles. Ces cinq îles ont toutes une population comprise entre 2 millions (Jamaïque) et 10 millions d’habitants (Cuba). Au Sud des Grandes Antilles commence le défilé des dizaines d’îles et de milliers d’îlots des Petites Antilles, regroupés par zone d’occupation :

Les Antilles britanniques englobent le paradis fiscal des Bahamas, les îles Leeward sous le vent, les îles Windward au vent, Trinité et Tobago, Barbade Antique et le petit archipel de 6 000 habitants les îles vierges…et tant d’autres îles !

Les Antilles françaises se résument à la Guadeloupe et à la Martinique que l’on visitera très bientôt !

Les Antilles hollandaises sont les îles Saint Martin, Curaçao au large du Venezuela et Eustache.

Les Antilles américaines enfin sont des petites îles comme Saint John et ses 1 000 habitants, Sainte Croix et Saint Thomas.

 

Toutes ces îles qui font rêver plus d’un touriste en puissance ont un climat tropical tempéré par les vents alizés. L’hiver est pratiquement absent et le seul changement climatologique est la saison des pluies ! Dans ces îles le temps des féroces et barbares hommes « Caraïbes » est révolu. Actuellement, une population métisse ou créole descendant d’anciens esclaves noirs peuple la majorité des Antilles.

 

SAN JUAN L’AMERICANISEE

 

            Une simple escale d’une journée à Porto Rico l’américaine, ce pays 17 fois moins vaste que la Tunisie et qui compte pourtant prés de la moitié de la population tunisienne soit 3,2 millions d’habitants, qui se serrent tellement qu’ils atteignent le record de concentration de 360 habitants au km² ! San Juan nous attend ce matin sous un radieux soleil. Nous sommes dans la plus grande agglomération des Antilles après la Havane, avec 750 000 San Juanais !

 

            Traverser la ville de San Juan en entrant par un échangeur d’autoroute et en s’arrêtant à un péage… est une chose presque irréelle aux Antilles. Nous sommes si prés de la pauvre Haïti et déjà parachutés dans les normes américaines ! En contournant la place Carolina je suis étonné par cette multitude de magasins de luxe où les prix ne sont affichés qu’en dollars US. Un téléviseur couleur vaut 500 dollars (un dollar vaut 620 millimes), noir et blanc 100, un réfrigérateur 600 et un appareil vidéo 1 300 dollars. Dans un magasin de chaussures, je suis tout étonné de retrouver en vitrine la même paire de savates que j’ai achetée en début de périple à Montréal, et pour le même prix de 20 dollars. Cette parenthèse de prix en dit assez sur l’impact du commerce américain sur le voisin canadien et ce dépendant petit pays…

 

            Un fier immeuble de 25 étages tout flamboyant, avec à ses pieds un vendeur créole de mangues et d’ananas frais. Quel contraste ! Le rythme de vie et de dollars est bien américain, mais le langage est bien espagnol, avec même un léger accent mexicain qui prononce le  H de hombre !

 

Au fond de la cité se love dans une presqu’île la vieille ville de San Juan entourée d’une historique forteresse « El Morro ». Ici, c’est l’Amérique Latine qui est présente, avec sa chaleur, ses couleurs et ses inévitables odeurs de fleurs et d’épices diverses, à l’ombre de palmiers et de papayers !

 

Il est 17 heures et je suis encore perdu sur cette longue avenue Ponce de Leon. Un groupe d’amis venus de trois différents continents en plus de John doivent être déjà présents au rendez-vous « curieux » que l’on s’est fixé en tout début d’année à Lausanne : « le 4 août 1982 à San Juan… pour l’Assemblée Générale constitutive, du Club des Voyageurs». Je suis perplexe au sujet de ce rendez-vous fixé sans grand sérieux au départ, auquel cependant mes amis semblent souscrire avec joie. Plus tard les caprices du hasard marqueront d’une croix blanche cette rencontre devenue historique entre vieux copains de Fac ! C’est ainsi que naîtra un club dénommé CIGV (Club International des Grands Voyageurs) et sur un set de table en papier figurent deux autres résolutions : La barre de 50 pays visités pour adhérer à ce club et une 3e décision, prendre un délai de 18 mois pour organiser à Tunis, un véritable Congrès Mondial constitutif avec toutes les conditions juridiques requises ! A la fin de cette rencontre ou réunion je suis peut-être le plus sceptique… un Club ou Cercle des voyageurs…Oui j’en avais une folle envie, une irrésistible envie ! Mais comment passer en 18 mois de l’idée à la concrétisation de cette idée ?

Tout le monde m’offre son amitié et sa confiance certes, mais qui va m’aider à coudre l’ensemble de cette ONG et à convaincre une centaine de membres fondateurs ? Le temps au temps pour rêver un jour de rassembler peut-être les fous du voyage qui ont en commun l’amour de l’Autre et la richesse de l’esprit !

A l’angle de la rue Calle Cuevillas je trouve enfin mon restaurant « La Fragua », John mon compagnon d’avion est ponctuel au rendez-vous, attablé avec une dame…devant une bière américaine. « Launen des Schiksals » disent les Allemands pour les caprices du hasard…John Colberg, 60 ans, athlétique est un grand homme d’affaires qui a passé le début de sa carrière au Moyen-Orient et qui couvre actuellement l’Amérique Latine.

 

John fait une escale à San Juan pour rencontrer une amie qu’il a promis de me présenter, Ingrid Shirman Berlinoise au teint hâlé par le soleil antillais a une quarantaine bien cachée. Journaliste reporter de métier elle couvre les Antilles depuis 6 mois avec attache à Puerto Rico.

 

Ingrid a déjà visité 71 pays, soit un seul pays de plus que John et 2 de plus que moi. Pour un hasard, c’en est un ! A 18 heures notre petit groupe de voyageurs est au complet…Tous sont venus faire escale à Puerto Rico… histoire de voir… si c’est bien vrai que …Et c’est dans ce restaurant, en leur parlant d’une amie parisienne qui a déjà visité 100 pays différents et d’autres amis mordus à ce virus V ou voyages… que fut décidée la tenue en hiver 1983 du Premier Congrès des Grands Voyageurs ou Globe-Trotters (plus de 50 pays) du monde…à Tunis !!! Les journaux « Die Welt, Le Monde, New York Times et La Presse » diffuseront la nouvelle pour d’éventuelles adhésions… chose faite. Le monde est si petit !

 

ETAT ASSOCIE

 

            A la terrasse d’un café, je suis apostrophé par un jeune créole qui veut me vendre « Un trésor » dit-il… c’est une statue en bois massif d’acajou représentant un fumeur de 80 centimètres de haut, au regard de fier Antillais. J’ai déjà vu cette même statue à Port au Prince à Haïti, mais le prix de San Juan est dix fois plus cher. Ce chiffre de 10 hélas, reviendra souvent en multiplicateur pour qualifier un P.N.B. un revenu ou un taux de scolarité.

 

            Ce soir à cette terrasse de café, je suis assis cette fois avec des Portoricains. Carmen est professeur de biologie et  Juan est sociologue. Voyons d’abord un peu l’histoire de Puerto Rico pour mieux comprendre Carmen et Juan :

 

En 1493 Christophe Colomb (toujours lui) découvrit Porto Rico. En 1511, l’Espagne en fit une colonie. En 1898 ce sont les Etats-Unis qui prennent possession de cette île et donnent 20 ans après la citoyenneté américaine à ses habitants.

 

Ce n’est qu’en 1948 qu’un premier gouverneur local est élu. En 1952 ce gouverneur devient un véritable chef d’Etat, comme l’actuel Carlos Romero Barcelo, car les USA se décident dans le cadre d’un commonwealth à rendre Puerto Rico un Etat libre associé aux Etats-Unis !

 

Carmen et Juan parlent abondamment de leur pays :

« Notre économie est d’apparence solide, elle repose à 8 % sur l’agriculture, 40 % sur l’industrie et 52 % sur les services. Nous produisons encore 450 000 tonnes de sucre, 150 000 tonnes de bananes et 20 000 tonnes de café, sans parler des 900 000 tonnes de pétrole ! »

 

« Nos côtes et plages sont très belles. Mayaguez au Nord et Ponce au Sud font partie de notre Riviera portoricaine qui draine plus d’un million de touristes par an. L’aéroport de San Juan est directement relié à plus d’une ville américaine. La beauté tropicale du pays et la qualité des prestations de nos hôtels font de nous un paradis touristique ! Une manne financière ! »

 

« Nous avons toutefois de graves problèmes économiques. Un seul exemple à Puerto Rico prés de 400 grandes firmes américaines en majorité pharmaceutiques font un chiffre d’affaires annuel de 900 millions de dollars ! Ces grandes entreprises comme Abott, Upjohn, M.S.D., Pfizer, Reynolds Cigarettes ou encore Mabucoa Sun Oil font toutes partie de cette fameuse section 936, qui les exempte d’impôts fédéraux ! En 1948, dans le cadre « Opération manos à la obra » nous avons fait appel à ces sociétés pour donner de l’emploi à nos chômeurs. Mais aujourd’hui ces monstres financiers qui profitent de notre île doivent aussi nous faire bénéficier de leurs superbénéfices ! »

 

« Le Président du Conseil des Institutions Culturelles Ricardo Alegria a demandé l’entrée de Puerto Rico à l’UNESCO ! Nous voulons identifier et sauvegarder notre art et entité. Nous sommes des Antillais d’abord ! 

 

PUERTO RICO DEMAIN

 

            Ce matin mon café est très bon avec même un goût fort colombien ! La tasse de café est bariolée d’un naïf dessin antillais et la climatisation de l’hôtel est américaine. Aujourd’hui Puerto Rico reste un frappant contraste d’américanisme et d’indigénisme aux Caraïbes. Où ira ce beau pays, vers quel avenir ?

 

            Cette semaine à l’ONU, le comité de décolonisation a siégé avec 23 membres sans les USA, pour étudier un projet portoricain soutenu par Cuba…Avec 12 voix pour, 2 contre et 9 abstentions, l’ONU a ainsi confirmé le droit du peuple portoricain à son indépendance. L’affaire sera portée devant la prochaine Assemblée Générale de l’ONU mais avec la présence du véto américain cette fois !

 

            Mais que peut faire le peuple de Puerto Rico d’une indépendance politique alors que son économie est aujourd’hui étroitement liée aux Etats-Unis !

 

            En effet la tutelle américaine fait que ces derniers sont à 80 % les fournisseurs de capitaux à Puerto Rico et ses industries de transformation, et que ces mêmes USA sont à 80 % le client de production portoricaine !

 

Aujourd’hui, Puerto Rico avec le plus haut niveau de vie des Caraïbes et même de l’Amérique latine est de plus en plus lié aux Etats-Unis. Un besoin en crée un autre ! C’est la boule de neige, le cercle vicieux de l’interdépendance… de la dépendance de ce minuscule pays devant le géant américain.

 

Au sud de Cuba la rouge, Puerto Rico ne rougira pas si vite et l’oncle Sam a tout intérêt à protéger ce pays libre et associé… et à le garder dans son giron !

 

 

Rached Trimèche

www.cigv.com