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La Lettonie

Au pays de Riga

Par Rached Trimèche

 

 

Riga. (Août 1999). Notre voyage commence en bus de Tallin à Vilnius en passant par Riga. Le bus est aussi pratique qu’une voiture de location avec chauffeur et a l’avantage de coûter moins cher. Il nous permet d’admirer les superbes paysages des jours durant. Les différentes escales du bus sont autant de découvertes dans un univers chaque fois différent. La vavangue continue !

 

 

Au marché de Riga, notre halte est de plus d’une heure. Il fait froid. Il pleuvote. Le ciel est bas et gris. Elles sont dix, vingt et peut-être cent. Elles ont toutes plus de cinquante ans. Emmitouflées dans da larges pull-overs (en plein mois d’août !), elles ne portent que de fines et légères chaussures qui pataugent dans l’eau. Sur ce pont qui enjambe une rivière où flottent d’innombrables cannettes éventrées et autant de bouteilles en plastique, elles se tiennent droites, adossées au parapet. La première tient en main dix paires de chaussettes, la deuxième peut-être cinq, la troisième trois tee-shirts et la quatrième deux petits pull-overs bleus. Elles attendent patiemment l’éventuel acheteur qui leur permettra d’acquérir les victuailles de la journée.

À l’autre bout du pont, nous découvrons un des marchés les plus riches et les plus sinistres du monde. Un régal pour l’œil certes, mais une catastrophe pour le cœur. Plus d’un kilomètre d’étals sur de gigantesques hangars serpentent et s’offrent au public. Ce stand « Piena producti » présente du fromage blanc et des yaourts. Cette petite vieille de 75 ans au tablier blanc et au bonnet rouge attend stoïquement son premier client. Au stand « Sifi Rundfi », une dizaine de fromages rouges et jaunes rappelant l’édam et le gruyère ne trouvent aucun acquéreur. Les miels de campagne, les confitures-maison, le jambon fumé, les salamis découpés et les cornichons de toutes sortes extrêmement bien présentés et propres n’ont qu’un seul souci, celui d’attendre patiemment l’éventuel, probable acheteur. Dieu que la vie est dure ! Dieu que la vie est chère !

 

Il est cinq heures. Riga s’éveille !

Zi, mon précieux compagnon, découvre à la sortie du marché un étal où se pressent une dizaine de clients. Il est vrai qu’à cinq dollars la pièce, ces CD originaux et cachetés, les dernières compilations de 1999, valent vraiment le détour. Il s’agit d’acheter sans se poser la moindre question car même aux free-shops, le prix de ces CD est presque décuplé.

Deux millions et demi d’habitants vivent dans un petit pays de 64 589 km2 avec à leurs frontières la Russie, la Lituanie, l’Estonie, la Biélorussie ainsi qu’une ouverture marine de 531 kilomètres sur la Baltique. La situation géographique de la Lettonie en fait un trait d’union entre l’Occident et la Russie. Avec près d’un million d’habitants, la capitale, Riga, qui doit son nom à une rivière souterraine qui passe sous la ville, est déjà une grande ville occidentale, la plus grande des pays baltes. Pendant l’occupation soviétique, la Lettonie a vu sa population déportée et remplacée par les Russes qui représentent encore aujourd’hui le tiers de la population. Ces Russes vivent amèrement le problème des sans-papiers et n’auront hélas pas droit à un passeport. En Lettonie, les apatrides sont appelés tout comme en Lituanie des aliens, ce qui signifierait « étranger » ou « apatride ». Ceux qui sont arrivés en Lettonie avant 1941 peuvent espérer la citoyenneté après un bref examen de langue et d’histoire.

Quelques jours plus tard, nous retrouverons la Lettonie pour dévoiler encore certains de ses secrets. Ce matin-la, le réveil est brutal. La porte de notre wagon-lit est ouverte brusquement par un passe magique et un flot de lumière accompagne le hurlement du contrôleur qui nous ordonne de quitter le train. Il est cinq heures. Riga s’éveille. Nous sommes à la deuxième étape de notre voyage de retour : Vilnius, Riga, Tallinn, et ce trajet de nuit est ferroviaire. Zi, grincheux mais stoïque, enfile sa casquette blanche, attrape son baluchon et nous débarquons sur les quais de la gare de Riga. Le premier chauffeur de taxi nous embarque pour l’hôtel « Cosmos » où j’avais réservé une chambre double. À l’autre bout de la ville, nous découvrons une sordide chambre d’hôtel au troisième étage, sans ascenseur, sans téléviseur et sans aucune âme. Zi décide de battre en retraite et de revenir en ville.

Commence une incroyable balade à pied à travers des rues aussi vastes que celles de Moscou, aussi tristes que celles de Minsk et aussi dépeuplées que le désert de Gobie. Soudain, une lumière, que dis-je ? L’ombre, l’impression d’une lumière derrière un rideau mal fermé. Nous nous approchons de cet établissement qui n’est autre qu’une épicerie qui nous propose un taciturne café chaud dans un gobelet de plastique jaune. J’étais sauvé, mais le niet catégorique de Zi nous fait rebrousser chemin.

Avec un ventre creux et des idées noires, notre nervosité est déjà communicative. Pas d’hôtel, pas de petit déjeuner et une ville bien triste. Suivent quatre kilomètres de dédales en direction du centre ville où seul le silence meuble la conversation. Soudain, la pupille de Zi se dilate, sa frimousse se détend et sa voix enjouée vibre à nouveau : « Papa, ce Mac Donald est ouvert ! » Curieux pays où le Mac Donald a pignon sur rue et une clientèle aussi matinale. Riga n’a pas fini de nous surprendre. Sur la même rue, nous découvrons enfin un hôtel sympathique. Une très belle chambre nous est proposée dans ce quatre étoiles avec 50 % de réduction sur simple présentation de notre carte CIGV ! Zi retrouve sa bonne humeur et le voyage reprend son cours.

Avec un PNB de 2 470 US$ par tête et par an – moins que la Lituanie, 2 800, et que l’Estonie, 3 590 – la Lettonie a une reprise économique lente mais confirmée. L’industrie cède le pas aux services et l’agriculture retrouve sa santé d’avant 1991. La production de pommes de terre, de céréales et de betterave à sucre reprend rapidement. La sylviculture, entretien et exploitation des forêts, fait du bois le cheval de bataille de l’exportation. La Lettonie possède la plus grande base nucléaire d’Europe d’où une électricité à très bon marché. Mais heureusement, avec un toute autre sécurité que celle de la voisine Tchernobyl.

En octobre 1998, un référendum a facilité l’accession de la minorité russophone à la citoyenneté lettonne. À vrai dire, ce référendum se voulait surtout rassurant vis-à-vis de l’Union Européenne qui n’a pas accepté d’intégrer en 1997 la Lettonie aux négociations de cooptation. Prise en tenaille entre une Russie en crise qui lui absorbe 25 % de son exportation et une réticente Union Européenne, la Lettonie tombe dans un troisième piège, celui de la pardaugava, la redoutable mafia russe.

 

Les vieilles Trabant

Comment oublier cette mystérieuse soirée prolongée passée dans un des night-clubs de Riga, le « Mirage », au 22 rue Aspazijas, après avoir réussi à convaincre Zi de veiller seul devant le téléviseur ? Curieuse capitale aux maisons peintes en rose, animée d’une frénésie inconnue aux pays baltes. Les Mercedes classe S doublent sans vergogne les vieilles Trabant allemandes et les Lada moscovites. À la porte d’entrée, un jeune homme distingué d’un mètre quatre-vingt-dix à la barbe parfaitement taillée me demande de payer 25 $ pour accéder à l’antre de Cupidon. La pupille s’habitue rapidement à cette semi-obscurité et mon regard trouve aussitôt l’intermédiaire qui me présentera un parrain de cette nouvelle mafia. L’intermédiaire m’invite à un drink amical pour...me sonder. Il est jeune et racé et n’a surtout pas l’air d’un enfant nordique. Sa carte de visite porte le titre de Docteur, et il s’avoue médecin converti dans les affaires. Docteur Ashkan a quitté Chirāz, sa ville natale, avec l’avènement de Khomeiny et trouve, grâce à son physique et à son bagou, un excellent job d’intermédiaire.

 

Il n’est que minuit et ce night-club reste désespérément vide malgré son décor exceptionnel et sa musique entraînante. Peu à peu, des blondes trop maquillées au regard terne prennent possession du bar et des tables isolées. Elles guettent l’appât et le dollar. Ce commerce est paraît-il florissant. À Riga, les femmes sont belles avec des traits fins et une plastique parfaite. 

Même avec quelques années de plus, elles garderont toujours de très belles jambes fines, d’où l’uniformité de la minijupe au pays, un ventre plat et un corps souple, musclé et droit. Après cinquante ans de communisme, la notion de commerce est morte et voilà que depuis 1991 tout est ouvert, tout est possible à qui veut se servir. Aucun abus ne sera considéré comme tel. « Il suffit de prendre l’argent là où il est ! » confirme mon interlocuteur.

Il est minuit. Un premier groupe arrive. Il n’a que 20 ou 22 ans. À peine installé, il commande à sa douzaine de compagnons champagne, caviar et toutes sortes d’amuse-gueule. Une deuxième, une troisième et une quatrième table se remplissent de la même façon et avec la même aisance. Les jeunes chefs ont l’air d’être installés et leurs compagnons n’ont d’yeux que pour leurs bouteilles qui se vident à vive allure. Leurs accompagnatrices dansent seules et, malgré leur beauté, elles n’attirent pas le moindre de leurs regards.

 

Origine finno-ougrienne

Quatre heures du matin. Je m’impatiente et mon Iranien ne se décide toujours pas à me présenter le Baron attendu. Un fin tee-shirt blanc sous une veste noire fait son apparition. Un regard déjà délavé et une stature d’Apollon. N’étaient ses deux gardes du corps, il passerait pour un simple Dom Juan. Lui, c’est le chef qu’on attendait. Une heure d’entretien à bâtons rompus avec cet homme qui n’a peur de rien et de personne et qui affiche son autorité et son insolence. Tout cela me replonge aux îles Comores, face au sympathique Bob Denard, le roi des mercenaires. A-t-il tué le roi Abdallah ? Tel sera notre sujet de départ et je n’oublierai jamais la réponse de l’un de ses lieutenants à ma première question :

-         « Votre métier est aussi de tuer. Quel effet cela fait-il de le faire et de le refaire ?

-         Au début, je cochais sur la crosse de mon fusil le nombre des victimes. Au bout de quelques temps, il n’y avait plus d’espace et je n’y pensais plus ! »

Chez certains, la mort fait beaucoup plus rapidement partie du quotidien. La prendre ou la donner est un droit qu’il s’octroie librement et sans vergogne.

Notre Letton a un autre langage et nous fait remarquer que leur grand chef, Ivan Haritono, vient d’être arrêté à Riga et que sa photo fait la une des journaux. Il reconnaît volontiers que l’alcool, les cigarettes, la drogue, la prostitution et une bonne partie de l’économie du pays sont entre les mains de la mafia russe. Le pays n’a pas intérêt à interdire cette jeune mafia. Il se priverait de plusieurs milliards de dollars qui transitent régulièrement par Riga !

Encadrée par l’Estonie au nord et la Lituanie au sud, la Lettonie a une longue histoire. Comme l’Estonie, une partie de son peuple est d’origine finno-ougrienne et, comme la Lituanie, elle partage une origine balte. En 1561, l’ordre livonien, issu de la fusion des chevaliers Teutoniques et des chevaliers Porte-glaive, gouverne et christianise la Lettonie dite alors Livonie. Elle sera rapidement annexée à al Pologne et érigée en Duché. En 1721, la Lettonie ou Latvija est intégrée à l’Empire russe et ce jusqu’en 1918, date de son indépendance. Ce répit sera interrompu en 1940 et la Lettonie se trouve annexée à l’URSS. Elle sera occupée par l’Allemagne en 1941 et redeviendra république soviétique en 1944. Ce n’est qu’en 1991, hier pour ainsi dire, que l’indépendance de 1918 est enfin restaurée.

 

Rached Trimèche

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